Impromptu, d’Amelia Rosselli

Par |2018-03-05T13:25:07+01:00 19 octobre 2014|Catégories : Amelia Rosselli|

En une mat­inée romaine de 1979, Amelia Rossel­li trou­ve soudain la force de bris­er le mur de silence qui l’enserre depuis des années (« questo / mio muro d’un più alto silen­zio »). Comme une pièce de musique impro­visée, elle écrit d’une traite Impromp­tu. Paru en 1981, ce sera son dernier grand poème pub­lié en ital­ien. La nou­velle édi­tion qui paraît pour Guer­ni­ca (Mon­tréal), accom­pa­g­née d’une dou­ble tra­duc­tion  –  anglais et français  – restitue pleine­ment la force de cette écriture.

En un souf­fle, Impromp­tu tra­verse les colères poli­tiques d’années som­bres, la mort de Pasoli­ni, une péri­ode insouten­able de silence. L’auteure elle-même y fig­ure, masquée sous les apparences d’un « clown » ambigu, d’une « Mist­inguette » (surnom que lui aurait attribué Mon­tale). Elle choisit aus­si d’innombrables fig­ures pater­nelles, pour mieux s’en détach­er (les « san­ti padri » de La Libel­lu­la), allant de Dante à Bach­mann, de Leop­ar­di à Modugno.

 

Impromptu, Amelia Rosselli, Amelia Rosselli, Guernica Editions, 2014, 104p

Impromp­tu, Amelia Rossel­li, Amelia Rossel­li, Guer­ni­ca Edi­tions, 2014, 104p

Ce poème habité par l’urgence de s’exprimer a quelque chose d’ « hyp­no­tique » – comme le dit Antonel­la Aned­da  –, par son rythme syn­copé et sin­ueux, un mou­ve­ment tournoy­ant qui évoque encore les « rouleaux chi­nois » de La Libel­lu­la, les chants mod­ernistes ou les mantras d’Allen Gins­berg. Si ce n’est qu’ici, le vers est bref et mobile, léger et rapi­de, libéré de toute forme fixe qui réglait aupar­a­vant les expéri­men­ta­tions trilingues d’Amelia Rosselli.

Alors que le précé­dent recueil, Doc­u­men­to, tendait vers la sim­plic­ité lin­guis­tique jusqu’à la raré­fac­tion, Impromp­tu joue à nou­veau du trilin­guisme, errant entre les lieux et les sou­venirs, « vagabon­dan­do / d’un ostel­lo all’altro ». Dante con­tre Pétrar­que, encore une fois. Ce n’est pas un hasard si, dans la même péri­ode, parais­sent les écrits trilingues d’Amelia Rossel­li (Pri­mi scrit­ti, 1980), en même temps qu’elle tra­vaille – certes depuis longtemps déjà – à la pub­li­ca­tion de son recueil en anglais, Sleep. Sans doute Impromp­tu est-il la réca­pit­u­la­tion de tout un par­cours poé­tique – cer­tains y ont vu même un tes­ta­ment spir­ituel – mais aus­si, dans une inspi­ra­tion rim­bal­di­enne maintes fois revendiquée, un plon­geon dans « l’inconnu ».

Pub­lié à deux repris­es en Ital­ie en 1981 et 1993, Impromp­tu (relu par l’auteure) avait paru encore en 1987 avec la tra­duc­tion de Jean-Charles Veg­liante pour La Tour de Babel (Paris), mais n’avait pas encore été traduit en anglais. Dans ses let­tres à ses tra­duc­teurs, Amelia Rossel­li soulig­nait que la dif­fi­culté de ses tra­duc­tions prove­nait surtout de la super­po­si­tion de langues et de la con­den­sa­tion de sig­ni­fi­ca­tions. Or, l’originalité de cette édi­tion qui pro­pose, du même coup, la ver­sion française et la ver­sion anglaise, est juste­ment de répon­dre à ce trilin­guisme et d’en offrir un pro­longe­ment. Chaque ver­sion illu­mine une facette de ce texte, et révèle une des langues sous-jacentes à l’italien, que la nou­velle édi­tion veille à préserv­er (présen­tant sur ce point quelques dif­férences par rap­port à celle des Merid­i­ani Mon­dadori, 2012).

Du reste, chaque tra­duc­teur relève le défi d’accueillir, dans sa langue de des­ti­na­tion, ce texte joueur et plurilingue, qui fait d’un « tank » un « tan­go », d’un « sol » français un « soleil » ital­ien, échangeant un grain de blé (« gra­no ») con­tre un fil de gazon (« grass »). Glis­sant entre les ambiva­lences, Impromp­tu est égale­ment truf­fé de mots inven­tés, une des car­ac­téris­tiques de la poésie d’Amelia Rossel­li, comme on le sait depuis la pré­face his­torique de Pasoli­ni. Cer­tains édi­teurs éton­nés – Vit­tori­ni notam­ment – avaient d’ailleurs voulu réfrén­er cette créa­tiv­ité lin­guis­tique, ou impos­er des « glos­saires » pour l’expliquer. Ici, c’est aux tra­duc­teurs d’ouvrir leur lab­o­ra­toire, grâce à des remar­ques en fin de vol­ume qui illu­mi­nent leur inter­pré­ta­tion des néol­o­gismes. C’est l’un des apports essen­tiels de cette nou­velle pub­li­ca­tion. Prenons « tralap­pio », inven­té en croisant « tralas­cia­re » et « acchi­ap­pare » (nég­liger et attrap­er). Si l’anglais s’en sort avec « gralaps­ing » (« to grab » et « to lapse »), le français pro­pose « trans­lope » et non « négli­trape » ou « nég­lope », observe le tra­duc­teur, qui est à l’occasion revenu sur quelques néol­o­gismes. Par­fois les tra­duc­tions diver­gent. Ain­si, après avoir décryp­té les vari­a­tions autour du mot « fras­sine », qui désigne ici Pasoli­ni, l’anglais donne « ash », alors que le français préfère « frêne », écho du mot « frère ». Le mot con­tient les deux et bien plus… Les trou­vailles sont encore nom­breuses ; au lecteur de les décou­vrir, s’aventurant dans les méan­dres de « l’entre­langue ».

Guer­ni­ca, qui avait com­mencé son par­cours avec des auteurs ita­lo-québé­cois (et l’excellente revue Vice Ver­sa), nous fait là un beau cadeau poé­tique : nous lui souhaitons tout le suc­cès que cette impec­ca­ble édi­tion mérite.

Présentation de l’auteur

Amelia Rosselli

Amelia Rossel­li (Paris, 28 Mars 1930 — Rome , 11 Févri­er 1996), poète ital­ien qui a fait par­tie de la “généra­tion des années trente”, avec quelques-uns des noms les plus con­nus dans la lit­téra­ture italienne.

Née à Paris, fille  de Car­lo Rosseli ayant fui le fas­cisme, théoricien du social­isme libéral, et Mar­i­on Cave, mil­i­tante du Par­ti du Tra­vail de la foi quak­er. 1940, assas­si­nat de son père et de son oncle aux mains des mil­ices fas­cistes en France (1937).

Les Rossel­li s’in­stal­lent d’abord en Suisse , puis aux États-Unis. Amelia Rosseli ter­mine ses études à l’étranger.

Dans les années 40 et 50, elle se voue à la théorie musi­cale, eth­no­mu­si­colo­gie et de la com­po­si­tion, la trans­po­si­tion de ses recherch­es dans une grande série d’es­sais. En 1948 elle com­mence à tra­vailler comme tra­duc­teur de l’anglais vers plusieurs maisons d’édi­tion de Flo­rence et de Rome et de la Rai. Elle con­tin­ue à se con­sacr­er aux études lit­téraires ain­si qu’à la philoso­phie. En 1950 , elle ren­con­tre l’écrivain Scotel­laro, qui lui présente ensuite Car­lo Levi. Puis les artistes qui ont par la suite don­né nais­sance à “l’a­vant-garde du groupe 63”.

 

Amelia Rosselli

Dans les années soix­ante, elle rejoint le PCI et com­mence à pub­li­er ses écrits prin­ci­pale­ment dans les mag­a­zines, atti­rant l’at­ten­tion de Zan­zot­to , Raboni et Pasolini .

En 1963 , elle pub­lie dans “Les Fauss­es” vingt à qua­tre poèmes. L’an­née suiv­ante, parait son recueil de poèmes, “la guerre Vari­a­tions”, pub­lié par Garzan­ti , et en 1967 la col­lec­tion “Série hôpi­tal.” En 1981 parait “Impromp­tu”, un long poème divisé en treize sections.Plusieurs de ses his­toires en prose ont été pub­liés en 1968 sous le titre “Jour­nal terne”.

Deux longues mal­adies et la mort de sa mère la plon­gent dans une dépres­sion nerveuse. Elle n’a jamais accep­té ni le diag­nos­tic de schiz­o­phrénie para­noïde qui a été don­né par un cer­tain nom­bre de clin­iques en Suisse et en Angleterre, ni celui de la mal­adie de Parkinson.

Fig­ure de l’écrivain mul­ti­lin­guiste, elle tente de com­bin­er l’u­til­i­sa­tion de la langue et l’u­ni­ver­sal­ité de la musique. Elle a vécu les dernières années de sa vie à Rome, à son domi­cile dans la Via del Coral­lo, où elle se sui­cide le 11 Févri­er 1996 pour des raisons liées à la dépres­sion sévère

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Emilio Sciarrino

Emilio Scia­r­ri­no est né à Palerme en 1988. Ancien élève de l’École Nor­male Supérieure de Paris, agrégé d’Italien, il est doc­tor­ant-moni­teur à l’Université Paris III en Études Ital­i­ennes. Il tra­vaille actuelle­ment à une thèse sur le mul­ti­lin­guisme dans la lit­téra­ture ital­i­enne de la deux­ième moitié du XXème siè­cle, sous la direc­tion de Jean-Charles Veg­liante. Il col­la­bore avec des revues telles que Fab­u­la, Fixxions, ou Non­fic­tion. Il a pub­lié un recueil de nou­velles, L’Ora(n)ge, et récem­ment un roman, L’ère des sépa­ra­tions (Emue).

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