Impromptu, d’Amelia Rosselli
En une matinée romaine de 1979, Amelia Rosselli trouve soudain la force de briser le mur de silence qui l’enserre depuis des années (« questo / mio muro d’un più alto silenzio »). Comme une pièce de musique improvisée, elle écrit d’une traite Impromptu. Paru en 1981, ce sera son dernier grand poème publié en italien. La nouvelle édition qui paraît pour Guernica (Montréal), accompagnée d’une double traduction – anglais et français – restitue pleinement la force de cette écriture.
En un souffle, Impromptu traverse les colères politiques d’années sombres, la mort de Pasolini, une période insoutenable de silence. L’auteure elle-même y figure, masquée sous les apparences d’un « clown » ambigu, d’une « Mistinguette » (surnom que lui aurait attribué Montale). Elle choisit aussi d’innombrables figures paternelles, pour mieux s’en détacher (les « santi padri » de La Libellula), allant de Dante à Bachmann, de Leopardi à Modugno.
Ce poème habité par l’urgence de s’exprimer a quelque chose d’ « hypnotique » – comme le dit Antonella Anedda –, par son rythme syncopé et sinueux, un mouvement tournoyant qui évoque encore les « rouleaux chinois » de La Libellula, les chants modernistes ou les mantras d’Allen Ginsberg. Si ce n’est qu’ici, le vers est bref et mobile, léger et rapide, libéré de toute forme fixe qui réglait auparavant les expérimentations trilingues d’Amelia Rosselli.
Alors que le précédent recueil, Documento, tendait vers la simplicité linguistique jusqu’à la raréfaction, Impromptu joue à nouveau du trilinguisme, errant entre les lieux et les souvenirs, « vagabondando / d’un ostello all’altro ». Dante contre Pétrarque, encore une fois. Ce n’est pas un hasard si, dans la même période, paraissent les écrits trilingues d’Amelia Rosselli (Primi scritti, 1980), en même temps qu’elle travaille – certes depuis longtemps déjà – à la publication de son recueil en anglais, Sleep. Sans doute Impromptu est-il la récapitulation de tout un parcours poétique – certains y ont vu même un testament spirituel – mais aussi, dans une inspiration rimbaldienne maintes fois revendiquée, un plongeon dans « l’inconnu ».
Publié à deux reprises en Italie en 1981 et 1993, Impromptu (relu par l’auteure) avait paru encore en 1987 avec la traduction de Jean-Charles Vegliante pour La Tour de Babel (Paris), mais n’avait pas encore été traduit en anglais. Dans ses lettres à ses traducteurs, Amelia Rosselli soulignait que la difficulté de ses traductions provenait surtout de la superposition de langues et de la condensation de significations. Or, l’originalité de cette édition qui propose, du même coup, la version française et la version anglaise, est justement de répondre à ce trilinguisme et d’en offrir un prolongement. Chaque version illumine une facette de ce texte, et révèle une des langues sous-jacentes à l’italien, que la nouvelle édition veille à préserver (présentant sur ce point quelques différences par rapport à celle des Meridiani Mondadori, 2012).
Du reste, chaque traducteur relève le défi d’accueillir, dans sa langue de destination, ce texte joueur et plurilingue, qui fait d’un « tank » un « tango », d’un « sol » français un « soleil » italien, échangeant un grain de blé (« grano ») contre un fil de gazon (« grass »). Glissant entre les ambivalences, Impromptu est également truffé de mots inventés, une des caractéristiques de la poésie d’Amelia Rosselli, comme on le sait depuis la préface historique de Pasolini. Certains éditeurs étonnés – Vittorini notamment – avaient d’ailleurs voulu réfréner cette créativité linguistique, ou imposer des « glossaires » pour l’expliquer. Ici, c’est aux traducteurs d’ouvrir leur laboratoire, grâce à des remarques en fin de volume qui illuminent leur interprétation des néologismes. C’est l’un des apports essentiels de cette nouvelle publication. Prenons « tralappio », inventé en croisant « tralasciare » et « acchiappare » (négliger et attraper). Si l’anglais s’en sort avec « gralapsing » (« to grab » et « to lapse »), le français propose « translope » et non « néglitrape » ou « néglope », observe le traducteur, qui est à l’occasion revenu sur quelques néologismes. Parfois les traductions divergent. Ainsi, après avoir décrypté les variations autour du mot « frassine », qui désigne ici Pasolini, l’anglais donne « ash », alors que le français préfère « frêne », écho du mot « frère ». Le mot contient les deux et bien plus... Les trouvailles sont encore nombreuses ; au lecteur de les découvrir, s’aventurant dans les méandres de « l’entrelangue ».
Guernica, qui avait commencé son parcours avec des auteurs italo-québécois (et l’excellente revue Vice Versa), nous fait là un beau cadeau poétique : nous lui souhaitons tout le succès que cette impeccable édition mérite.