On ne peut que saluer l’anthologie de poèmes d’Ingeborg Bachmann, Toute personne qui tombe a des ailes (Poèmes 1942–1967), proposée par Françoise Rétif, dans la collection Poésie / Gallimard. Elle permet d’entrer dans l’univers poétique de l’écrivain, même si des centaines de pages, dit sa traductrice et exégète dans la préface, sont encore inédites. De fait, certains poèmes sont ici traduits pour la première fois, et ce n’est pas un des moindres mérites de l’édition de commenter les décisions parfois difficiles à prendre dans la traduction. On peut néanmoins s’interroger sur le choix « ouvert – et subjectif », se justifie Françoise Rétif, qui l’a conduite à faire figurer dans le volume, en dernière section, des poèmes inédits, dont la date n’est pas toujours claire. L’inconvénient est que l’on passe de poèmes aboutis à des poèmes qui souvent ne le sont pas, et que l’auteur n’avait sans doute pas souhaité publier en l’état. On peut aussi se demander pourquoi la présence du monologue du Prince Myschkin pour L’Idiot, qui ne respecte pas vraiment la « continuité » de l’œuvre lyrique que la traductrice dit avoir recherchée. Il faut cependant reconaître que cela permet de montrer qu’il n’existe pas de frontière entre les genres chez I. Bachmann, ici la poésie et la « pantomime-ballet ».
De son vivant, I. Bachmann n’a publié que deux recueils, Le Temps en sursis (1953) et Invocation de la Grande Ourse (1956), et un très grand nombre de poèmes a été confié à des revues. Dans la présente édition, ce sont près de 140 poèmes qui sont proposés, organisés en « Poèmes de jeunesse (1942–1945) », « Poèmes 1948–1953 », « Le Temps en sursis (1953) », « Inovcation de la grande ourse (1956) », « Poèmes 1957–1961 », « Le poème au lecteur », « Poèmes 1964–1967 » et « Poèmes inédits (1962–1967) ». Le fil conducteur est celui de la choronologie. Celle qui figure présente en fin de volume ainsi que le dossier montrent fort clairement que, au-delà de l’unité thématique, bien des textes sont liés à la vie : poèmes de jeunesse surgis de la douloureuse expérience de la guerre et du désir d’échapper aux « profonds abîmes », dialogue amoureux et littéraire avec Celan, échos des voyages en Angleterre, à Berlin, et surtout de l’installation en Italie (« les sept collines », « le cep de vigne », la lumière …). Diversité des événements, diversité des formes et jeu avec la tradition : la strophe alterne avec des séquences libres de vers, la rime est parfois présente, comme si elle cherchait à imposer un ordre sur le désordre du monde, la mythologie (Orphée, par exemple) voisine avec la chanson populaire et les contes de Grimm… La citation, il vaudrait peut-être mieux dire le collage, est une façon de s’inscrire dans la littérature et de rassembler les morceaux d’un monde brisé.
Mais demeure une constante, celle de l’angoisse :
Je suis enfant de la grande angoisse du monde,
et de la peur :
je perds tout, / il n’y a que la terreur / que je ne perds pas.
Les moments les plus heureux, ceux où l’amour est partagé :
où nous ne sommes pas est la nuit,
ceux où l’on peut espérer que l’énigme (un mot fréquent) s’éclairera :
Et il m’est permis aux heures magiques
d’aller à l’origine, au fond des énigmes,
tous ces moments ne font jamais oublier la détresse profonde :
Le soleil ne réchauffe pas, la mer est sans voix.
Comme l’a justement écrit Henri Meschonnic dans le numéro d’Europe consacré à I. Bachmann, à travers son œuvre, c’est la voix d’un « suicide continu », « d’une culpabilité insurmontable pour une faute non commise » que l’on entend. Sans doute la culpabilité est-elle d’autant plus forte que, justement, on n’est pas responsable et qu’il s’agit de porter la faute des autres, celle du père en particulier :
Mon triste père,
pourquoi vous être tus alors
sans avoir pensé plus loin ?
Impossible dans ces conditions pour l’écrivain d’avoir un pays, non qu’elle connaisse à proprement parler l’exil (le mot est quasiment absent de l’œuvre), ce qui supposerait qu’elle a eu une terre d’enracinement : c’est plutôt qu’elle se tient sur la frontière, aux confins, et qu’il lui est impossible de trouver le fondement, le grund (cette fois, le mot est très fréquent), qui est à la fois le fond des choses et le socle sur lequel s’appuyer.
Impossible également de s’installer sereinement dans une langue qui est celle des « assassins » :
Même si à Babel le monde devint confus,
on étira ta langue, et la mienne on courba
Le poème qui porte précisément le titre d’ « Exil » le dit encore plus nettement :
Moi avec la langue allemande
cette nuée autour de moi
que je tiens pour maison
dérive à travers toutes les langues.
Il arrive que le monde offre des instants de répit, comme le suggèrent les « Chants d’une île » ou la « Lettre en deux versions » qui évoque Rome :
La nuit en novembre Rome harmonie et calme
La lumière, alors, a la grâce d’un chat :
La lumière bondit de nouveau avec ses pattes claires.
Mais, profondément, il n’est pas de consolation :
je ne connaissais pas de consolation pour toi
La guerre d’ailleurs ne peut cesser, puisqu’elle est entre les êtres, et que l’amour en constitue une espèce. Des relations entre amants, il n’y a que « De l’obscur à dire » :
Et je ne t’appartiens pas
Tous deux désormais nous lamentons
L’amour n’est-il pas précisément la « part obscure de la terre » ? Même « insatiable », comme le dit « Le Poème au lecteur », il ne peut empêcher la séparation et la cruauté.
L’écriture serait-elle un ultime recours ? Les mots sont objets de défiance :
Le mot
n’entraînera que
d’autres mots derrière soi,
la phrase l’autre phrase.
mais, comme l’explique le poème « Dire et médire », qui constitue une sorte d’art poétique, il faut opposer qui le « mot qui sème le dragon » à celui qui est « tolérant, clair, beau ». Il n’est pas sûr que cela puisse faire croire « qu’un jour vienne la fête » car, malheureusement, profondément, il ne reste qu’à « désespér[er] même du désespoir ». Telle bien la seule certitude de cette œuvre où les trouées de lumière ne suffisent pas à éclairer le monde.
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