Isabelle Lagny, Les Mots et autres poèmes

Par |2024-11-06T10:54:38+01:00 6 novembre 2024|Catégories : Isabelle Lagny, Poèmes|

1 — LES MOTS

Et si le silence
Etait mon langage…

Avide de savoir
Tu récoltes mes cils
La tem­pête qui me traverse
Tan­dis que je des­sine ton nom
A la craie sur des miroirs

Mais si je penche la tête
Com­pren­dras-tu ce geste-nuage
Per­du dans le bleu du jour ?

Alya, in Jour­nal der­rière le Givre, 1ère Ed. L’Harmattan, 2002, puis Ed. La lune bleue, 2018, et choix de poèmes d’Isabelle Lagny, recueil bilingue, Ediçoes ¼,  Belem, 2019.

2 – LA BLESSURE

                        à Salah Al Hamdani

Il est des gouf­fres qu’on ne peut franchir
On s’élance sans répit
On retombe immanquablement

Depuis dix jours
la radio se tait
Plus de nou­velles à entendre
rien d’autre que les drames d’ici
que l’on attise et que l’on éteint

Qui com­pren­dra l’existence à notre place ?
qui retroussera ses manches
qui se jet­tera au feu 
au brasi­er de l’aube ?
Il faut du courage
pour éclair­er les sil­lons du labour

Je voulais être l’unique
ta douceur volatile

Des pier­res sous nos pas se sont mis­es à trembler
Un tor­rent de pierres
a dévasté
l’après-midi de notre vie

Je me suis agrip­pée à toi
suis tombée tant de fois
tan­dis que tu me cher­chais ailleurs
per­du à l’horizon (…)

Blessure in Con­tre­jour amoureux, Ed. Le Nou­v­el Athanor, 2016.

3 – RETARD

                        à ma mère

Tu  as oublié de revenir
Cela fait trente ans de dis­pari­tion ocre
De plis infi­nis et de lignes blanches
Autour des paupières de ma mémoire

J’ai grat­té le fond du fleuve avant de te quitter
L’ai déposé au fond de mes poches d’enfant

Où s’accumulaient crayons de couleur neufs
Et dents de lait

J’ai comp­té com­bi­en de fois tu m’avais embrassée
Puis j’ai plié des quan­tités de bateaux
Avec la même feuille
Pour atten­dre ton impos­si­ble retour

Nuit Inver­sée, Ed. Al Man­ar, 2018.

 

4 – VALLEE

Se laiss­er cap­tiv­er par le remu­gle gris
Du ciel
Son­ner des semailles au car­il­lon des noces
Partout dans les boucles du fleuve décoiffé
Par l’orage
Tu ram­pais comme un croc­o­dile éteint
Comme un géant épuisé par l’adversité

N’était-ce rien d’autre que le beu­gle­ment de l’hiver ?
La grande fatigue scintillante
Au-dessus de notre chemin dense ?

Gavotte d’un rouge-gorge atteint par la flèche
Dans une mare de ville
Pour con­ter la vie et la mort du fleuve
De la faune, de ses rives
Quand glacées d’incertitude
Elles annonçaient au voyageur
La fin du chemin embourbé

La Risle d’étiole ce matin
Autour des libel­lules en réunion
Le verg­er rend compte des pertes de l’été
Des fruits piquetés habitué à l’humus

Puis les nuées s’écartent
Comme deux paupières automnales
Et tu me souris enfin
L’idée irriguée par un bour­geon de lumière

Nuit Inver­sée, Ed. Al Man­ar, 2018.

5 – DES NOMS AU BOUT DES BRANCHES

                                   A ces mil­lions d’hommes déplacés
                                               A Lau­rent Gaudé, écrivain

Exha­lai­son de feuilles roussies
Liste de noms
Flot­tant au bout des branches

La forêt ce matin est un con­cert de plaintes
Un refuge de poèmes exilés

Le blanc est tombé
Comme une lame
Sur le cœur de l’obscurité

Les cris des jacinthes des bois
Ont ridé le sang bleu du lac
Désor­mais elles nous donnent
A voir
La folie du vent

Ici nous sor­tions du noir
Et grâce à toi
Je cap­turais les cimes

Puis ils ont triché
Avec l’automne
Alors que per­lait encore
Au bout du regard
Le sou­venir de la louve

L’enfantement ne vint plus
Cheveux dressés
Robes lacérées
Nous avons appris
A refouler ces peuples
Dans des zones
Dépourvues d’amour

Depuis un rideau de grêle
S’abat sur les enfants nus

Jamais on n’aurait cru
S’habituer
Ici
A cette détes­ta­tion de soi

Nuit Inver­sée, Ed. Al Man­ar, 2018.

6 – LE CHEMIN DES LUCIOLES

                                   à Luci­enne, ma mère

J’ai égaré tous mes instants
Et ces champs de bataille
Qui gardaient
Mes sol­dats rangés
Dans le récit

J’ai égaré les livres
Les illu­sions de la sagesse
Et les manèges de l’enfance

Et je me suis trainée longtemps
Le long d’un chemin cahoteux
Comme la robe insoumise d’une mar­iée distraite

Puis tout au bout j’ai clamé
Que je voulais ma mère
Dans un souf­fle de réminiscence
Car elle n’était plus là

Nuit Inver­sée, Ed. Al Man­ar, 2018.

7 – LE SOMMEIL DU POETE

                        à Ivan et Ari­ane, mes enfants

Le som­meil est une brique
Déposé sur les draps
Des pen­sées arrosent le jour
Et amar­rent les plaies de la nuit

Autre­fois
Avec ma mère
Dans mes bras béants
Je recon­sti­tu­ais le monde
Pierre après pierre

Et je l’y fai­sais vivre
A ma guise
Elle et son sourire
Exhumé des décombres

Il y a ici
Dans les frac­tures de l’air
L’explosion du calme
Un déficit de violence
Et un nid pour la pensée

Il y a ici
Une porte
Qui claque doucement
Puis une voiture souf­fle l’aube
A tra­vers ma fenêtre
La chaudière bourdonne
Et mon front se pose
Sur la traîne de l’obscurité

La res­pi­ra­tion de mon bien aimé
Flotte sur les choses
Sur la pléni­tude des choses
Elle chérit le chant
De la tourterelle
Sur la table du printemps
Explore les draps frémissants
Dans le lit déserté
De la cham­bre nuptiale

Et au petit matin
Quand le jour
N’est encore qu’une lumière bleue
Les guer­res sont finies
Les puis­sants sont morts
Et une coc­cinelle habite mon cœur 

Nuit Inver­sée, Ed. Al Man­ar, 2018.

8 – RIRES GORGES DE LUNE

                                   à Ari­ane ma fille

Mon étoile trem­blante des vergers
Du feu et des collines
Rétive dans mes filets

Apprends-moi ta danse effrénée
Et étanche ces larmes d’insouciance
Incrustées comme des coquillages
Sur l’oreiller du jour

Qu’il me plait de sautiller avec toi
Sur les trot­toirs brillants !

Mon adorée ma féline
J’ai chas­sé les fan­tômes de tes nuits
Avec des rires gorgés de lune
Et saupoudré ton aube
De mes espoirs fugaces

Tu te tiss­es un destin
A rebours de ma vie
A rebours ton empreinte
Sur les lignes de ma main

Oser encore – Hom­mage à Andrée Ché­did pour le cen­te­naire de sa nais­sance, Ed. PO&PSY érès, 2020.

Présentation de l’auteur

Isabelle Lagny

Médecin, écrivaine, poète et pho­tographe, Isabelle Lagny est née en 1961 à Paris. Elle a pub­lié plusieurs recueils de poésie en tant qu’auteure depuis 2002.

© Crédits pho­tos (sup­primer si inutile)

Bibliographie 

Dernières pub­li­ca­tions de poésie : Con­tre­jour amoureux, (avec Salah Al Ham­dani), dia­logue poé­tique, Ed. Le Nou­v­el Athanor, 2016 ; Le Sil­lon des jours, Edi­tion Pip­pa, 2017 ; Poèmes d’Alya, avec des gravures de Danielle Péan Le Roux, Ed. La lune bleue, 2018 (épuisé) ; Nuit inver­sée, avec des pein­tures de Yousif Nas­er, Ed. Al Man­ar 2018 ; Este gesto-nuvem (Ce geste nuage), choix de poèmes bilingues français-por­­tu­­gais (Brésil), tra­duc­tion par Antônio Moura, Ediçôes do escri­ba – Ediçoes ¼, Belem, 2019 ; La Tra­ver­sée du jour, antholo­gie poé­tique 2002–2018, tra­duc­tion en arabe par Salah Al Ham­dani, Ed. Dar el Ketab, Tunis 2024. Cer­tains de ses poèmes pub­liés en revue sont traduits en arabe (par Salah Al Ham­dani ou Issa Makhlouf), en hébreu (par Ron­ny Somekh), en espag­nol (par Myr­i­am Montoya).

Isabelle Lagny col­la­bore depuis 1996 avec Salah Al Ham­dani, poète français d’origine iraki­enne, à la tra­duc­tion d’une douzaine de ses livres écrits en arabe. Dernières pub­li­ca­tions : Salah Al Ham­dani, L’Arrogance des jours, Ed. Al Man­ar, 2019 ; Salah Al Ham­dani, Le Retour à Bag­dad, Ed. Daree­Books, Cana­da , 2022 ; Salah Al Ham­dani, J’ai vu, Ed La Kain­fris­tanaise, 2023.

Elle est égale­ment auteure de nou­velles et réc­its : Ren­dez-vous dans quinze jours, Ed. Unic­ité 2021 ; et d’autres textes en prose dans les revues Brèves, France (Vingt cinq ans) 2015 et Les écrits, Québec (Le men­songe) 2019. Auteure d’expositions pho­tographiques depuis 2013, elle a conçu un livre de pho­togra­phies avec des textes de Nicole de Pontchar­ra : Mar­rakech à l’ombre de l’enfance, bilingue français-arabe (tra­duc­tion par Salah Al ham­dani), Ed. Récipro­ques, 2015.

Elle a été médecin du tra­vail pen­dant trente ans et con­tin­ue à écrire des essais en sci­ences humaines depuis 1998. Dernière pub­li­ca­tion : La Pen­sée médi­cale en action – une pra­tique de la médecine human­iste uni­verselle, Ed. Mar­co Piet­teur – Résur­gence, Bel­gique (sor­tie prévue en mars 2025).

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