Isabelle Lagny, Les Mots et autres poèmes

1 - LES MOTS

Et si le silence
Etait mon langage…

Avide de savoir
Tu récoltes mes cils
La tempête qui me traverse
Tandis que je dessine ton nom
A la craie sur des miroirs

Mais si je penche la tête
Comprendras-tu ce geste-nuage
Perdu dans le bleu du jour ?

Alya, in Journal derrière le Givre, 1ère Ed. L’Harmattan, 2002, puis Ed. La lune bleue, 2018, et choix de poèmes d’Isabelle Lagny, recueil bilingue, Ediçoes ¼,  Belem, 2019.

2 – LA BLESSURE

                        à Salah Al Hamdani

Il est des gouffres qu’on ne peut franchir
On s’élance sans répit
On retombe immanquablement

Depuis dix jours
la radio se tait
Plus de nouvelles à entendre
rien d’autre que les drames d’ici
que l’on attise et que l’on éteint

Qui comprendra l’existence à notre place ?
qui retroussera ses manches
qui se jettera au feu 
au brasier de l’aube ?
Il faut du courage
pour éclairer les sillons du labour

Je voulais être l’unique
ta douceur volatile

Des pierres sous nos pas se sont mises à trembler
Un torrent de pierres
a dévasté
l’après-midi de notre vie

Je me suis agrippée à toi
suis tombée tant de fois
tandis que tu me cherchais ailleurs
perdu à l’horizon (…)

Blessure in Contrejour amoureux, Ed. Le Nouvel Athanor, 2016.

3 – RETARD

                        à ma mère

Tu  as oublié de revenir
Cela fait trente ans de disparition ocre
De plis infinis et de lignes blanches
Autour des paupières de ma mémoire

J’ai gratté le fond du fleuve avant de te quitter
L’ai déposé au fond de mes poches d’enfant

Où s’accumulaient crayons de couleur neufs
Et dents de lait

J’ai compté combien de fois tu m’avais embrassée
Puis j’ai plié des quantités de bateaux
Avec la même feuille
Pour attendre ton impossible retour

Nuit Inversée, Ed. Al Manar, 2018.

 

4 – VALLEE

Se laisser captiver par le remugle gris
Du ciel
Sonner des semailles au carillon des noces
Partout dans les boucles du fleuve décoiffé
Par l’orage
Tu rampais comme un crocodile éteint
Comme un géant épuisé par l’adversité

N’était-ce rien d’autre que le beuglement de l’hiver ?
La grande fatigue scintillante
Au-dessus de notre chemin dense ?

Gavotte d’un rouge-gorge atteint par la flèche
Dans une mare de ville
Pour conter la vie et la mort du fleuve
De la faune, de ses rives
Quand glacées d’incertitude
Elles annonçaient au voyageur
La fin du chemin embourbé

La Risle d’étiole ce matin
Autour des libellules en réunion
Le verger rend compte des pertes de l’été
Des fruits piquetés habitué à l’humus

Puis les nuées s’écartent
Comme deux paupières automnales
Et tu me souris enfin
L’idée irriguée par un bourgeon de lumière

Nuit Inversée, Ed. Al Manar, 2018.

5 – DES NOMS AU BOUT DES BRANCHES

                                   A ces millions d’hommes déplacés
                                               A Laurent Gaudé, écrivain

Exhalaison de feuilles roussies
Liste de noms
Flottant au bout des branches

La forêt ce matin est un concert de plaintes
Un refuge de poèmes exilés

Le blanc est tombé
Comme une lame
Sur le cœur de l’obscurité

Les cris des jacinthes des bois
Ont ridé le sang bleu du lac
Désormais elles nous donnent
A voir
La folie du vent

Ici nous sortions du noir
Et grâce à toi
Je capturais les cimes

Puis ils ont triché
Avec l’automne
Alors que perlait encore
Au bout du regard
Le souvenir de la louve

L’enfantement ne vint plus
Cheveux dressés
Robes lacérées
Nous avons appris
A refouler ces peuples
Dans des zones
Dépourvues d’amour

Depuis un rideau de grêle
S’abat sur les enfants nus

Jamais on n’aurait cru
S’habituer
Ici
A cette détestation de soi

Nuit Inversée, Ed. Al Manar, 2018.

6 – LE CHEMIN DES LUCIOLES

                                   à Lucienne, ma mère

J’ai égaré tous mes instants
Et ces champs de bataille
Qui gardaient
Mes soldats rangés
Dans le récit

J’ai égaré les livres
Les illusions de la sagesse
Et les manèges de l’enfance

Et je me suis trainée longtemps
Le long d’un chemin cahoteux
Comme la robe insoumise d’une mariée distraite

Puis tout au bout j’ai clamé
Que je voulais ma mère
Dans un souffle de réminiscence
Car elle n’était plus là

Nuit Inversée, Ed. Al Manar, 2018.

7 – LE SOMMEIL DU POETE

                        à Ivan et Ariane, mes enfants

Le sommeil est une brique
Déposé sur les draps
Des pensées arrosent le jour
Et amarrent les plaies de la nuit

Autrefois
Avec ma mère
Dans mes bras béants
Je reconstituais le monde
Pierre après pierre

Et je l’y faisais vivre
A ma guise
Elle et son sourire
Exhumé des décombres

Il y a ici
Dans les fractures de l’air
L’explosion du calme
Un déficit de violence
Et un nid pour la pensée

Il y a ici
Une porte
Qui claque doucement
Puis une voiture souffle l’aube
A travers ma fenêtre
La chaudière bourdonne
Et mon front se pose
Sur la traîne de l’obscurité

La respiration de mon bien aimé
Flotte sur les choses
Sur la plénitude des choses
Elle chérit le chant
De la tourterelle
Sur la table du printemps
Explore les draps frémissants
Dans le lit déserté
De la chambre nuptiale

Et au petit matin
Quand le jour
N’est encore qu’une lumière bleue
Les guerres sont finies
Les puissants sont morts
Et une coccinelle habite mon cœur 

Nuit Inversée, Ed. Al Manar, 2018.

8 – RIRES GORGES DE LUNE

                                   à Ariane ma fille

Mon étoile tremblante des vergers
Du feu et des collines
Rétive dans mes filets

Apprends-moi ta danse effrénée
Et étanche ces larmes d’insouciance
Incrustées comme des coquillages
Sur l’oreiller du jour

Qu’il me plait de sautiller avec toi
Sur les trottoirs brillants !

Mon adorée ma féline
J’ai chassé les fantômes de tes nuits
Avec des rires gorgés de lune
Et saupoudré ton aube
De mes espoirs fugaces

Tu te tisses un destin
A rebours de ma vie
A rebours ton empreinte
Sur les lignes de ma main

Oser encore – Hommage à Andrée Chédid pour le centenaire de sa naissance, Ed. PO&PSY érès, 2020.

Présentation de l’auteur

Isabelle Lagny

Médecin, écrivaine, poète et photographe, Isabelle Lagny est née en 1961 à Paris. Elle a publié plusieurs recueils de poésie en tant qu’auteure depuis 2002.

© Crédits photos (supprimer si inutile)

Bibliographie 

Dernières publications de poésie : Contrejour amoureux, (avec Salah Al Hamdani), dialogue poétique, Ed. Le Nouvel Athanor, 2016 ; Le Sillon des jours, Edition Pippa, 2017 ; Poèmes d’Alya, avec des gravures de Danielle Péan Le Roux, Ed. La lune bleue, 2018 (épuisé) ; Nuit inversée, avec des peintures de Yousif Naser, Ed. Al Manar 2018 ; Este gesto-nuvem (Ce geste nuage), choix de poèmes bilingues français-portugais (Brésil), traduction par Antônio Moura, Ediçôes do escriba – Ediçoes ¼, Belem, 2019 ; La Traversée du jour, anthologie poétique 2002-2018, traduction en arabe par Salah Al Hamdani, Ed. Dar el Ketab, Tunis 2024. Certains de ses poèmes publiés en revue sont traduits en arabe (par Salah Al Hamdani ou Issa Makhlouf), en hébreu (par Ronny Somekh), en espagnol (par Myriam Montoya).

Isabelle Lagny collabore depuis 1996 avec Salah Al Hamdani, poète français d’origine irakienne, à la traduction d’une douzaine de ses livres écrits en arabe. Dernières publications : Salah Al Hamdani, L’Arrogance des jours, Ed. Al Manar, 2019 ; Salah Al Hamdani, Le Retour à Bagdad, Ed. DareeBooks, Canada , 2022 ; Salah Al Hamdani, J’ai vu, Ed La Kainfristanaise, 2023.

Elle est également auteure de nouvelles et récits : Rendez-vous dans quinze jours, Ed. Unicité 2021 ; et d’autres textes en prose dans les revues Brèves, France (Vingt cinq ans) 2015 et Les écrits, Québec (Le mensonge) 2019. Auteure d’expositions photographiques depuis 2013, elle a conçu un livre de photographies avec des textes de Nicole de Pontcharra : Marrakech à l’ombre de l’enfance, bilingue français-arabe (traduction par Salah Al hamdani), Ed. Réciproques, 2015.

Elle a été médecin du travail pendant trente ans et continue à écrire des essais en sciences humaines depuis 1998. Dernière publication : La Pensée médicale en action – une pratique de la médecine humaniste universelle, Ed. Marco Pietteur – Résurgence, Belgique (sortie prévue en mars 2025).

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