Isabelle Lévesque et Pierre Dhainaut, L’invention des couleurs

Isabelle Lévesque et Pierre Dhainaut aiment écrire ensemble, notamment sous l’égide des « saisons » qui, ici, entrent dans la composition du titre de la première section du livre. Comment ne pas songer à l’un de leurs autres livres communs, La grande année (L’Herbe qui tremble, 2018), où le poète commençait également par dialoguer avec les photographies d’Isabelle Lévesque, avant de laisser celle-ci s’exprimer par les mots ? À cette différence près qu’à cette première partie de L’invention des couleurs succède un dialogue entre les deux poètes, sans l’intervention des images.  

Des couleurs, il n’en manque pas, dans cet ouvrage, d’abord manifestées dans les sept clichés d’Isabelle Lévesque : ces images en offrent une large palette, du rouge du coquelicot qui ouvre et clôt le livre au noir vespéral flottant sur la flambée du crépuscule, en passant par le vert des mousses et des herbes, le jaune et le mauve des genêts et des bruyères et le blanc du givre qui trace avec délicatesse le contour de feuilles colorées - sans oublier, bien entendu, le bleu du ciel. À ces images vibrantes de la nature répondent, dans une première section, les poèmes en italiques de Pierre Dhainaut, chacun correspondant à l’une des « cinq saisons » égrenées (qui sont aussi des mois). Très vite, le poète évoque à son tour la couleur, pour l’associer à une sorte de mélodie cosmique : « Fluide, la couleur autant que la musique / dans les arbres, dans la perspective, / les sons prenant plaisir à miroiter / se multiplient, la blanche, la verte, la bleue, // laquelle accueille ou recrée le mieux la lumière ? » Si la poésie est étymologiquement un faire (une création),   la couleur devient dans cet ouvrage un pouvoir alchimique puisqu’elle « recrée » « la lumière », au point que l’on s’interroge sur la valeur exacte du déterminant « des », dans le titre : s’agit-il d’inventer les couleurs ou, inversement, de révéler leur pouvoir d’invention ?

J’aime cette idée selon laquelle les couleurs inventeraient le « jour », « au-devant » duquel « va » lui-même « le jour » ou « le poème », à l’infini, comme l’indiquent la répétition de la formule et les points de suspension, dans ces vers de Pierre Dhainaut. De son côté, Isabelle Lévesque écrit : « La petite voix des couleurs change l’atmosphère : / ciel et soleils à l’envers. » Sons, couleurs et mots forment les vibrations chatoyantes qui nous ouvrent le monde, comme dans les cosmologies anciennes : « à l’œuvre où le sang se change en lumière », « le bleu rejoint les souffles de la mer ». Jadis, on écrivit : Et la lumière fut… 

Isabelle Lévesque et Pierre Dhainaut, L’invention des couleurs, poèmes accompagnés par les photographies d’Isabelle Lévesque, collection `coquelicot, éditions L’Ail des ours, 2024, 55 pages, 14 €.

Celle-ci entre en scène après l’œuvre du Verbe où tout est rassemblé, toutes les résonances et les potentialités contenues dans l’éventail qui va du noir au blanc et d’où l’univers naît, « Au point du jour, au bord du monde… » L’ensemble de ce livre me semble en quête de ces ondes primitives, à la fois sonores et colorées, qui précèdent la lumière : « l’écho faisant frémir les branches, / se déployant aussi vert que les feuilles » ; « la syllabe nue, premier flocon, / traverse nos vies : neige, nuage de neige » ; « les syllabes brillent encore ce soir ». Le « verbe » lui-même est « pourpre » et le « murmure », « bleu ». Ainsi les couleurs possèdent-elles leur propre voix, qui leur confère une puissance neuve. Elles revisitent la matière, les perceptions et les sensations : « le givre est vert, le givre est rouge » ; « laissons le feu, celui qui vient des rêves, / nous envahir en donnant un contour // insoumis, une couleur incertaine, / à la brûlure ». Le blanc semble créer une forme d’espérance : « la blanche, la secourable, l’heure initiale ». C’est parce qu’il est « Noir et nu » que l’arbre, « l’éveilleur », « nous oblige à mieux voir comme à dire ». Ailleurs, un rouge sonore paraît enfanter le coquelicot : « la fleur qui se hisse / au-dessus de ses syllabes rouges ». Chaque couleur déborde, sans origine ni fin, aussi vaste et accueillante que la conscience ou la parole primordiale : « Infini, le bleu, infini, le rouge »…

Nul doute, cependant, que cette lecture du titre de l’ouvrage ne puisse être renversée. En effet, les couleurs contemplées sont réciproquement inventées par le poème. Celui-ci les révèle au sein d’une trame universelle, en les reliant aux sons, aux mouvements, à la matière : ainsi l’arbre « danse rouge au ciel » ; « la branche cousue rejoint le pourpre ». Parfois, il les défait de leur nom, il ne sait plus les décrire, les laissant palpiter en silence : « comment ces fleurs se nomment-elles / et ces couleurs disséminées, allègres ? » Ou au contraire il interprète et redéchiffre les teintes déployées : « Lis le blanc sur la lisière : il trace / la frontière entre mars & avril / […] / Les pétales blancs / portent des indices ». Les sonorités des mots transforment et transfigurent la couleur blanche : « en flocons d’air et d’or ». Mieux encore, le poème savoure la couleur à l’égale d’un goût : « tu peux / goûter la couleur / elle s’offre. »

Échangeant les richesses de couleurs éprouvées au plus vif, les deux poètes célèbrent ensemble la danse des mois, le sacre des papillons et des saisons, dans un voyage ébloui qui commence à Lajoux, dans le Jura, et se prolonge en Bretagne, sur les côtes d’Armor. Pour autant, aucun nom de lieu n’enferme la promenade et l’espace ne cesse de s’élargir :

Soyons à l’heure exacte
de la perte du repère. 

[…] Les fleurs se multiplient
en secret, chacune son murmure bleu
pour éloigner l’horizon d’un pouce. 

De nuance en éclat, dans la métamorphose synesthésique d’un paysage partagé, toujours nous sommes dans l’« Orée » où tout devient à la fois lumière et reflet :

Et nous entrons, nous n’arrêterons plus,
en ces lieux juillet nous approuve,   
clairière, silence, miroitement de feuilles …

                                                     

Présentation de l’auteur

Isabelle Lévesque

Isabelle Lévesque est une poète et critique littéraire française à la Nouvelle Quinzaine littéraire. Elle anime des rencontres et des lectures autour de la poésie. Elle a reçu, en 2018, le prix international de poésie francophone Yvan-Goll pour son recueil Voltige !.

Isabelle Lévesque

Bibliographie

Isabelle Lévesque  a publié en 2011 Or et le jour  (anthologie Triages, Tarabuste), Ultime Amer  (Rafael de Surtis), Terre ! (éd. de l’Atlantique), Trop l’hiver (Encres vives).

Elle a fait paraître en 2012 : Ossature du silence (Les Deux-Siciles), en 2013 : Un peu de ciel ou de matin (Les Deux-Siciles), Va-tout (Éd. des Vanneaux) et Ravin des nuits que tout bouscule (Éd. Henry). En 2013 également un livre d’artiste en français et en italien a été édité : Neve, photographies de Raffaele Bonuomo, traduction de Marco Rota (Edizioni Quaderni di Orfeo).  En 2015 : Tes bras seront (poèmes traduits en italien par Marco Rota – Edizioni Il ragazzo innocuo, coll. Scripsit Sculpsit)

Sont parus à L’herbe qui tremble : Nous le temps l’oubli (2015), Voltige ! prix international de Poésie francophone Yvan-Goll 2018 (2017), et La grande année, avec Pierre Dhainaut (2018), Chemin des centaurées (2019), En découdre (2021) et Je souffle, et rien. (2022).

En 2022, les éditions Mains-Soleil ont publié Elles, de Fabrice Rebeyrolle et Isabelle Lévesque.

Isabelle Lévesque écrit des articles pour plusieurs revues : Quinzaines / La Nouvelle Quinzaine Littéraire, Europe, Terres de Femmes, Recours au Poème, Terre à ciel, Diérèse, Poezibao …

Sur internet :

https://lherbequitremble.fr/auteurs/isabelle-levesque.html

https://fr.wikipedia.org/wiki/Isabelle_L%C3%A9vesque

https://www.nouvelle-quinzaine-litteraire.fr/articles-par-critique/isabelle-levesque

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Présentation de l’auteur

Pierre Dhainaut

Pierre Dhainaut est né à Lille en 1935. Avec Jacqueline, rencontrée en 1956, il vit à Dunkerque (où s’effectuera toute sa carrière de professeur).

Après avoir été influencé par le surréalisme (il rendit visite à André Breton en 1959), il publie son premier livre, Le Poème commencé (Mercure de France), en 1969.

Rencontres déterminantes parmi ses aînés : Jean Malrieu dont il éditera et préfacera l’œuvre, Bernard Noël, Octavio Paz, Jean-Claude Renard et Yves Bonnefoy auxquels il consacrera plusieurs études.

Déterminante également, la fréquentation de certains lieux : après les plages de la mer du Nord, le massif de la Chartreuse et l’Aubrac.

Une anthologie retrace les différentes étapes de son évolution jusqu’au début des années quatre-vingt dix : Dans la lumière inachevée (Mercure de France, 1996).

Ont paru ensuite, entre autres : Introduction au large (Arfuyen, 2001), Entrées en échanges (Arfuyen, 2005), Pluriel d’alliance (L’Arrière-Pays, 2005), Levées d’empreintes (Arfuyen, 2008), Sur le vif prodigue (Éditions des vanneaux, 2008), Plus loin dans l’inachevé (Arfuyen, 2010, Prix de littérature francophone Jean Arp) et Vocation de l’esquisse (La Dame d’Onze Heures, 2011). Ces recueils pour la plupart sont dédiés aux petits-enfants. Plus récemment encore : une "autobiographique critique", La parole qui vient en nos paroles (éditions L'Herbe qui tremble, 2013) et Rudiments de lumière (Arfuyen, 2013).

Il ne sépare jamais de l’écriture des poèmes l’activité critique sous la forme d’articles ou de notes : Au-dehors, le secret (Voix d’encre, 2005) et Dans la main du poème (Écrits du Nord, 2007).

Nombreuses collaborations avec des graveurs ou des peintres pour des livres d’artiste ou des manuscrits illustrés, notamment Marie Alloy, Jacques Clauzel, Gregory Masurovsky, Yves Picquet, Isabelle Raviolo, Nicolas Rozier, Jean-Pierre Thomas, Youl…

À consulter : la monographie de Sabine Dewulf (Présence de la poésie, Éditions des vanneaux, 2008) et le numéro 45 de la revue Nu(e) préparé par Judith Chavanne en 2010.

© Crédits photos Maison de la Poésie Jean Joubert.

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