Écrivant un poème, nous nous tenons au plus intime de nous-mêmes, sommes-nous seuls pour autant ? Nous pou­vons nous adress­er à quelqu’un, nous pou­vons lui répon­dre, mais le dia­logue a lieu dans l’espace intérieur. Magie ren­ver­sée, le livre que pub­lient Isabelle Lévesque et Sabine Dewulf, renou­velle les perspectives. 

On a par­fois nom­mé les ouvrages qu’un artiste et un écrivain réalisent en com­mun « livres de dia­logue », il en existe égale­ment lorsque deux poètes s’associent.

 

De notre élan caché
nous fer­ons la colonne
du ciel : les pointil­lés rejoignent
la ligne continue.
Quand tu la coupes je lis
le hiéro­glyphe inédit
du vers tu [.] 

Isabelle Lévesque et Sabine Dewulf, Magie ren­ver­sée, pein­tures de Car­o­line François-Rubi­no, pré­face de Flo­rence Saint-Roch, non pag­iné, Les Lieux-Dits, 2024, 20 €.

Isabelle Lévesque envoie ces lignes à Sabine Dewulf dans les pre­mières pages. Deux poètes ayant recon­nu leurs affinités et leurs dif­férences déci­dent d’un même « élan » de par­tir à l’aventure pour la joie d’être et de faire ensem­ble, de s’ouvrir, de décou­vrir. Que ce soit en solo ou en duo, écrire ne réclame que l’élan ini­tial, mais cer­tains ont besoin de se don­ner au préal­able un thème, voire un sujet, ils s’imposent aus­si une forme générale. Peu importe, à vrai dire, si l’élan est pro­fond, s’il se régénère, les règles ne devien­dront pas des con­traintes stériles.

Dès l’origine Isabelle Lévesque et Sabine Dewulf ont défi­ni ce que seraient le domaine de leurs explo­rations et le pro­to­cole de la com­po­si­tion. Sans doute est-ce Sabine Dewulf qui a tenu à ces exi­gences, on les trou­vait dans Tu dis délivr­er la lumière (édi­tions Pourquoi viens-tu si tard ?, 2021) qu’elle a com­posé avec Flo­rence Saint-Roch, la pré­facière juste­ment de Magie ren­ver­sée. Ce nou­veau livre se présente en 15 séquences, de 4 poèmes cha­cune. (Qua­tre, un bon chiffre, « [c]ompte rond », dirait Isabelle Lévesque.) Une séquence est engen­drée par une pho­togra­phie, laque­lle inspire un pre­mier poème, celui-ci appelle l’intervention de la parte­naire, qui fer­mera la séquence, mais c’est elle qui com­mencera la suiv­ante. À une excep­tion près le pas­sage de relais sera respec­té à tra­vers tout le livre.

Cette rigueur de la con­struc­tion néan­moins n’entraîne aucune monot­o­nie, et peut-être était-elle néces­saire sinon pour canalis­er l’animation générale qui con­duit les auteures de sur­prise en sur­prise, mais pour la val­oris­er. Nous sommes ici, une fois pour toutes, dans l’univers enchan­té des fées et des sor­cières, le titre immé­di­ate­ment nous aver­tit, ou bien dans le poème ini­tial le mot « con­te ». Faut-il dis­tribuer les rôles ? Isabelle serait la fée, Sabine la sor­cière. Les allu­sions à leurs livres précé­dents sont nom­breuses. Philtre, chau­dron, brou­et, baguette, tal­is­man, pen­ta­cle, hiéro­glyphe, gri­moire, etc., tout le champ lex­i­cal de la magie se déploie.

Rien n’est sta­ble, tout change à chaque instant. Le mou­ve­ment qui car­ac­térise la magie et celui qui emporte la poésie ne font qu’un. Isabelle Lévesque et Sabine Dewulf sont par voca­tion actives : « nous avançons », « nous courons », « nous volons »… On assiste même à une accéléra­tion, due à l’allégresse ou à l’ivresse. L’écriture leur sem­blerait vaine si elle se bor­nait à con­stater, elle est dans ce livre syn­onyme de « méta­mor­phose » (le mot est répété) : « la clef du poème », dit Isabelle Lévesque, « la méta­mor­phose ». Le con­nu devient l’inconnu. C’est en per­ma­nence la quête de l’inconnu qui exalte Isabelle Lévesque et Sabine Dewulf, elles par­lent encore, l’une comme l’autre, d’« alchimie ». En les lisant, com­ment ne pas penser au Rim­baud des Illu­mi­na­tions, « Con­te », « Enfance » ? Le con­te et le poème sont indis­so­cia­bles, l’esprit d’enfance y règne.

Sauf la noire, la magie a toutes les couleurs, elle est tour à tour blanche ou bleue ou rouge ou jaune, jaune d’or. Une analyse serait pos­si­ble de leurs appari­tions selon le proces­sus alchim­ique. Les fleurs sont de préférence évo­quées, du bou­ton d’or aux cru­cianelles. (Les lecteurs de Chemin des cen­tau­rées d’Isabelle Lévesque ne seront pas dépaysés.) Ce sont leurs couleurs que naturelle­ment, bien qu’elles ne lui soient pas habituelles, Car­o­line François-Rubi­no a choisi de met­tre en valeur. Les pho­togra­phies qui avaient déclenché l’écriture n’ont pas été repro­duites, elles ont été rem­placées par ces mer­veilleuses images d’un kaléi­do­scope d’encres et d’aquarelles dont les flu­ides se répan­dent, se fondent, ray­on­nent, éblouis­sent, refu­sant de cern­er des fron­tières comme de dis­tinguer le haut du bas. Cer­taines fleurs, par exem­ple, ont leurs têtes ren­ver­sées. Nous voici en présence de cette « [t]able d’orientation » ou de cette « table ronde », c’est-à-dire de la table d’émeraude chère à Sabine Dewulf où le haut et le bas cessent d’être perçus con­tra­dic­toire­ment. Tout est sens dessous-dessus :

Si c’est une onde
l’éternité s’enlace au temps :
une pincée d’écume
donne goût à l’azur.
Si elle est particule,
elle émerge au zénith
sur la plus fine pointe du présent,
comme le point du i. 

Et Sabine Dewulf ajoute ces deux vers : « Nous apprenons / à ne rien retenir. »

Tel est l’enjeu de ce grand livre, il cor­re­spond à une ini­ti­a­tion, une libéra­tion simul­tané­ment. Cer­cle après cer­cle, à l’image des ondes, le livre s’élargit, il se dégage des sor­tilèges qui entra­vent nos démarch­es, l’appât du gain, le désir de pos­ses­sion, il lève des cen­sures, il détru­it l’armature des con­cepts et des con­traires, et peu à peu s’effectue la genèse du poème. Magie ren­ver­sée nous charme inten­sé­ment parce que les auteures ne pré­ten­dent ni à la vic­toire ni à l’assouvissement, « nous écrivons », dis­ent-elles, « nous vivons ». Sabine Dewulf, citant Isabelle Lévesque, rap­pelle que « ce qui cesse com­mence » (une phrase déci­sive du Fil de givre), et les deux dernières pages (quinz­ième séquence, « Ailé ») ne con­clu­ent pas : « L’amplitude / nous embrasse », dit Sabine Dewulf, « le livre n’est pas fer­mé », dit Isabelle Lévesque.

Nous les recon­nais­sons, elles n’ont pas per­du leur iden­tité, ce n’était nulle­ment leur inten­tion : Isabelle Lévesque garde « la fougue de [sa] phrase », ses vers sont fréquem­ment heurtés, alors que la voix de Sabine Dewulf « chem­ine », elle est dans sa métrique soucieuse de mesure. Pourquoi dis­simuleraient-elles ou atténueraient-elles leurs dif­férences ? Celles-ci ne s’opposent pas, elles se con­juguent et se com­plè­tent. C’est cela, l’œuvre com­mune portée par le dia­logue, le jeu des ques­tions que les répons­es relan­cent. Le dia­logue n’est pos­si­ble que par la grâce de l’attention à l’autre. « Suis-je l’écho ou l’écoute ? » L’écho par mir­a­cle invente, l’écho mul­ti­plie, et le livre qui ne cesse de s’élaborer nous com­mu­nique sa vivac­ité, nous parta­geons le plaisir qu’ont éprou­vé à l’écrire les magiciennes.

Présentation de l’auteur

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Pierre Dhainaut

Pierre Dhain­aut est né à Lille en 1935. Avec Jacque­line, ren­con­trée en 1956, il vit à Dunkerque (où s’effectuera toute sa car­rière de pro­fesseur). Après avoir été influ­encé par le sur­réal­isme (il ren­dit vis­ite à André Bre­ton en 1959), il pub­lie son pre­mier livre, Le Poème com­mencé (Mer­cure de France), en 1969. Ren­con­tres déter­mi­nantes par­mi ses aînés : Jean Mal­rieu dont il édit­era et pré­fac­era l’œuvre, Bernard Noël, Octavio Paz, Jean-Claude Renard et Yves Bon­nefoy aux­quels il con­sacr­era plusieurs études. Déter­mi­nante égale­ment, la fréquen­ta­tion de cer­tains lieux : après les plages de la mer du Nord, le mas­sif de la Char­treuse et l’Aubrac. Une antholo­gie retrace les dif­férentes étapes de son évo­lu­tion jusqu’au début des années qua­tre-vingt dix : Dans la lumière inachevée (Mer­cure de France, 1996). Ont paru ensuite, entre autres : Intro­duc­tion au large (Arfuyen, 2001), Entrées en échanges (Arfuyen, 2005), Pluriel d’alliance (L’Arrière-Pays, 2005), Lev­ées d’empreintes (Arfuyen, 2008), Sur le vif prodigue (Édi­tions des van­neaux, 2008), Plus loin dans l’inachevé (Arfuyen, 2010, Prix de lit­téra­ture fran­coph­o­ne Jean Arp) et Voca­tion de l’esquisse (La Dame d’Onze Heures, 2011). Ces recueils pour la plu­part sont dédiés aux petits-enfants. Plus récem­ment encore : une auto­bi­ographique cri­tique, La parole qui vient en nos paroles (édi­tions L’Herbe qui trem­ble, 2013) et Rudi­ments de lumière (Arfuyen, 2013). Il ne sépare jamais de l’écriture des poèmes l’activité cri­tique sous la forme d’articles ou de notes : Au-dehors, le secret (Voix d’encre, 2005) et Dans la main du poème (Écrits du Nord, 2007). Nom­breuses col­lab­o­ra­tions avec des graveurs ou des pein­tres pour des livres d’artiste ou des man­u­scrits illus­trés, notam­ment Marie Alloy, Jacques Clauzel, Gre­go­ry Masurovsky, Yves Pic­quet, Isabelle Ravi­o­lo, Nico­las Rozi­er, Jean-Pierre Thomas, Youl… À con­sul­ter : la mono­gra­phie de Sabine Dewulf (Présence de la poésie, Édi­tions des van­neaux, 2008) et le numéro 45 de la revue Nu(e) pré­paré par Judith Cha­vanne en 2010.