Je souf­fle, et rien est un livre de deuil, quelque chose entre une « let­tre au père » et un livre-tombeau qui pour­rait s’inscrire dans la lignée des textes explorés par Marik Froide­fond et  Del­phine Rumeau à tra­vers leur vol­ume con­sacré aux Tombeaux poé­tiques et artis­tiques (2020). Il pose des ques­tions essen­tielles sur le rap­port de la poésie à la mémoire et au deuil. 

Fait sin­guli­er, ce livre ne dévoile que peu à peu l’identité du mort. Celui-ci est d’abord un cen­tre vide, autour duquel gravite l’écriture et où le lecteur peut pro­jeter ses pro­pres fig­ures de dis­parus. Le lien entre la poète et le lecteur s’en trou­ve inten­si­fié. Mais peu à peu nous devi­nons l’identité du mort par de plus en plus d’indices dis­séminés : le mort se révèle être le père, comme le sug­gèrent par exem­ple la pri­mauté de l’enfance dans le livre et le lien entre le prénom du père dans la dédi­cace (« à Claude et Françoise Lévesque ») et le mot « claudique » qui tra­verse le livre, à déchiffr­er tou­jours jusque dans le trem­blé de l’infinitésimal et du non ‑dit.

Cette mort atteint de plein fou­et l’enfance : « Fini les fées, / fini le bois du con­te à Noy­ers. » (p.44). Les jeux de l’enfance, la mon­tée dans les arbres (« Tu dis­ais ‘arbre’, j’entendais / réduite la syl­labe du jour. / Nous grim­pi­ons Le souf­fle man­quait. », p. 53) et la « marelle (« Parce que géant sur la marelle / toi si haut, moi plus bas », p.113), sont révo­lus. Si désor­mais « l’enfance est une arme douloureuse » (p.74), le paysage de cette enfance aux « Andelys » (p. 74), auquel le livre ne cesse de revenir comme à un aimant, porte les mar­ques d’un drame intime. 

Isabelle Lévesque, Je souf­fle, et rien, L’herbe qui trem­ble, 2022, 18 euros.

L’unité de lieu, comme dans la tragédie, resserre encore ce drame. Indis­so­cia­ble du livre est la « falaise » de l’enfance, qui est prise dans un mou­ve­ment de chute (« La falaise a craqué, craie vive d’un feu sans flamme », p.82, « La falaise, (…) / s’effondre », p.107) que l’être lui-même épouse : « La falaise tombait, / je la suiv­ais » (p.67). Autre lieu cru­cial du paysage de l’enfance, la Seine, pais­i­ble seule­ment en « apparence » (p. 23), entraîne elle aus­si la chute men­tale de l’être : « Je tombe, je fris­sonne, j’ai vu la Seine / au plus fort de févri­er, j’ai chu » (p. 81). Tout se passe comme si le deuil avait décom­posé le paysage : « La Seine / Les Andelys / n’existent plus, / couverts/ par la mer de notre silence » (p.124). Au-delà du paysage, c’est l’espace-temps de l’origine qui est boulever­sé : « Des morceaux de temps / détachés (en frac­tions) / s’écartent de l’origine » (p. 47). La perte a ici une dimen­sion cos­mique. A l’heure du deuil, il est éter­nelle­ment « minu­it », noir : « Tou­jours minu­it, tou­jours, main­tenant parcouru/ d’étoiles dis­parues » (p. 26).

Le livre, qui est tout entier une adresse à l’autre man­quant, pour­rait se plac­er sous le signe de la déf­i­ni­tion du lyrisme par Mar­tine Bro­da : le lyrisme est « une adresse à l’Autre don­né comme essen­tielle­ment man­quant » (L’amour du nom). Le « manque » est d’ailleurs le cen­tre généra­teur du livre : « Matin, réveil. Pas pareil, / tu es cru, crûment/ ‑man­quant » (p.80). Le cou­plage des mots « Pas pareil », qui donne à enten­dre le sig­nifi­ant « papa », con­tribue à aider le lecteur à iden­ti­fi­er le mort au père. Tout au long du livre, le tutoiement scan­de l’adresse au mort, qui est prise dans un mou­ve­ment de rap­proche­ments rêvés (« A Noël où je suis née, / presse-moi con­tre ton cœur », p. 94) et d’éloignements répétés : « Tu t’éloignes » (p.21) … « Blessé, tu t’éloignes » (p.42) … « Tu t’éloignes / et je cours » (p.67). Par­fois l’éloignement est ver­ti­cal et s’identifie à un « enfon­ce­ment », d’autant plus intense qu’il est souligné par le cou­plage du maitre mot « enfance » et du mot « enfonces » : « Là au pied de l’arbre, sous les feuilles d’or / tu t’enfonces » (p.32). Le père lui-même rede­vient par­fois l’enfant qu’il a été : « Tu es l’enfant blessé, / genoux écorchés, tu es l’abandonné » (p.29). Dans l’adresse au père, le chiffre 9 est une clé indis­so­cia­ble du mou­ve­ment d’éloignement. Désign­erait-il le jour de la mort : « Tu t’éloignes. Oubli­er le chiffre 9 » (p.21) ? Peu à peu s’esquisse avec déli­catesse, en fil­igrane, un por­trait du père : « ta voix grave » (p.30), « ta barbe inchangée « (p.81), « ta barbe de sel » (p.102) . Mais sans cesse le por­trait se dérobe : « c’est toi, forme-fumée » (p.24). Cela n’empêche pas la poète de tou­jours « courir » der­rière le père et d’inventer des « ren­dez-vous » secrets près des « falais­es » de l’enfance : « Alors je cours, cent fois je cours. // Je cours, / j’invente un ren­dez-vous. // Falaise ! » (p.47). Mais le « ren­dez-vous » n’a jamais lieu : « Je me penche. A 18 heures/ le soleil s’est couché (je pleu­rais). / Tu n’es pas venu » (p.67). Tout le livre est ten­du vers le pronom « nous », incar­na­tion ver­bale de la fusion impos­si­ble : « nous s’est dis­per­sé à l’instant » (p. 80). Cepen­dant le « je » ne renonce pas à son désir de créer des rit­uels de signes (« ton ana­gramme trace ici / une suite de signes au nom d’étoile », p. 32) par­fois à voca­tion résur­rec­tion­nelle : « Je cours vers toi sur les eaux / pour te faire renaître » (p. 54).  Une dis­crète présence du mythe d’Orphée et d’Eurydice, mise en relief aus­si dans la très belle post­face de Jean Marc Sour­dil­lon, appro­fon­dit encore le livre, comme le sug­gèrent le titre de la qua­trième par­tie « Ne t’éloigne pas, mon ombre frag­ile te suit » (p. 85) et la répéti­tion de la for­mule « Ne te retourne pas » (p. 93, 94, 123, 124). On pour­rait lire aus­si une présence en sous-œuvre des mythes de la méta­mor­phose (Ovide) : « Le cor­beau (…) Est-ce toi per­ché ? » (p.97). Même si par­fois le « je » joue avec l’idée d’un « leurre » de la mort (« Nous sommes arrivés (ton tré­pas n’est qu’un leurre ) », p. 58), cherche à l’« oubli­er » (« J’ai oublié que tu meurs, j’ai oublié / que ta langue de signes / ne saurait percer le jour », p. 59) ou voudrait que tout ne soit qu’un « rêve » ( « Je t’embrasse, j’ai per­du / la réal­ité, elle file sur les rêves », p. 58), c’est « l’éloignement » qui s’impose à la fin, sans recours ni retour, dans une esquisse du mythe de la bar­que funéraire antique : « Je fais des doigts une bar­que, / tu es le fleuve qui s’éloigne » (p. 124).

Face à l’absence irré­ductible du père, que peut le « je » sinon « écrire » sans répit : « Ici j’écris » (p.123) ? La poète imag­ine par­fois, dans un semi-songe, que le père signe les poèmes : « Tu signes chaque page au lieu vivant du poème. / Je l’écris pour toi, il existe » (p.28). L’écriture se décline de plusieurs façons, tout d’abord sous la forme du verbe « souf­fler » qui rythme le livre : du titre répété (« Je souf­fle, et rien ») aux for­mules scan­dées « je souf­fle » (p.18, 33, 50, 68), où « je souf­fle » (p.68) peut être cou­plé avec « tu souf­fres » (p.67), selon un tra­vail déjà sug­géré de l’écriture par cou­plages. Écrire peut pren­dre aus­si la forme répétée du verbe chanter (« je chante j’emporte / les mots vivants qui trem­blent / à la sur­face du poème » (p. 23), qui, dans l’ascendant pro­gres­sif de la dis­so­nance, risque de se retourn­er en « je chante-faux » (p.75), voire en « je crie » (« je crie, je sec­oue les voyelles / de ton nom ressus­cité », p. 82). Le mutisme hante la poète : « Les con­sonnes trébuchent sous ma langue muette » (p.104). Mais elle se res­saisit tou­jours, jusque dans le poème ter­mi­nal, où elle sem­ble trin­quer avec le mort : « Alors fière je lève ce verre vide : / le coqueli­cot join­dra sa parure au vent » (p. 127). La beauté de ce livre-tombeau tient aus­si à ce qu’il parvient à être léger, par­fois presque aérien, comme en ape­san­teur, sous le signe de l’image sémi­nale du « coqueli­cot » et d’une langue respirée.

Que garde-t-on en soi de ce livre sinon surtout son « énigme », accrue par la magie mate et rêche des pein­tures de Fab­rice Rebey­rolle, qui elles aus­si étreignent ce que Rim­baud appellerait la « réal­ité rugueuse » : « L’ombre (…) se dis­sipe et scelle / l’énigme » (p.23) ? Le livre entier, poèmes et pein­tures, ressem­ble à cette « lap­idaire encoche / dans le cal­caire » (p.92) de la falaise d’enfance. La force d’énigme est décu­plée par le tra­vail d’une écri­t­ure ellip­tique (au sens éty­mologique de ce mot : « elleip­sis », le « manque »), signe dis­tinc­tif d’Isabelle Lévesque. Les blancs typographiques et les césures accrois­sent encore par­fois l’énigme de vers laconiques et inachevés : « Il sem­ble que tu -  »  (p.91) … « toi tu      » (p. 99) … « Tu mur­mures (dans ma tête     tu) » (p.126). Dans ses méan­dres, le livre est comme cette île sur la Seine : « La Seine abrite une île (un mys­tère) » (p.127). Le verbe « souf­fler », du titre à ses nom­breuses repris­es incan­ta­toires, est l’incarnation ver­bale de ce « mys­tère » auquel est con­fron­tée l’écriture dans son face-à-face avec le secret et la mort, qui s’ouvre sur le « rien » : « Alors je souf­fle / deux doigts de mys­tère, / une let­tre nue, frag­ile et grave » (p. 18) … Je souf­fle, et rien. Reste au lecteur à recueil­lir de ses mains ce « souf­fle » « frag­ile » et ce « rien », qui scin­til­lent dans l’intervalle entre les mots.

Présentation de l’auteur

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Michèle Finck

Poète, cri­tique, tra­duc­trice, libret­tiste, scé­nar­iste, Michèle Finck est née en Alsace en 1960. Dès l’enfance et l’adolescence, elle partage sa vie entre la France et l’Allemagne et entre écri­t­ure et musique (piano). En 1981 (reçue à l’ENS), elle quitte Stras­bourg pour Paris où elle fait la ren­con­tre déci­sive d’Yves Bon­nefoy. Elle a pub­lié plusieurs livres de poèmes : L’Ouïe éblouie (Voix d’encre, 2007) ; Bal­bu­cien­do (Arfuyen, 2012) ; La Troisième main (Arfuyen, 2015) ; Con­nais­sance par les larmes (Arfuyen, 2017, réédi­tion 2021) ; Sur un piano de paille/ Vari­a­tions Gold­berg avec cri (Arfuyen, 2020) ; La Bal­lade des hommes-nuages (Arfuyen, 2022). Son œuvre poé­tique lui a valu le Prix Louise-Labé (2015) et le Prix Max-Jacob (2018). Elle est aus­si tra­duc­trice : Georg Trakl, Les Chants de l’Enténébré, Arfuyen, 2021. Elle col­la­bore sou­vent avec des artistes : libret­tiste, elle a écrit Poésie Shéhé Résistance/ Frag­ments pour voix (Le Bal­let Roy­al, 2019), mis en musique par Gualtiero Dazzi dans son opéra­to­rio Boule­vard de la Dor­dogne. Elle a pub­lié une ving­taine de livres d’artistes (avec les pein­tres Lau­ry Aime, Col­ine Bruges-Renard, Pierre Lehec, Quo­ni­am, Giraud Cauchy, Car­o­line François-Rubi­no…). Elle a été égale­ment co-auteure du scé­nario et assis­tante à la réal­i­sa­tion pour le film de Lau­ry Granier, La momie à mi-mots (1996) avec Car­olyn Carl­son (pre­mier rôle), Jean Rouch, Philippe Léo­tard, sor­ti en salles en France et à l’étranger. La pre­mière fois que sa poésie est dev­enue publique, c’est par sa par­tic­i­pa­tion à la per­for­mance théâ­trale de Lau­ry Granier Autour du vidéo poème : La Porte, textes lus par Michael Lons­dale et Anne-Lau­re Meury (Théâtre de l’Ombre qui roule, Paris, 1987). Elle a pub­lié des essais sur la poésie con­tem­po­raine (Yves Bon­nefoy, le sim­ple et le sens, José Cor­ti, 1989, réédi­tion 2015) et sur le dia­logue entre la poésie européenne et les arts : Poésie et danse à l’époque mod­erne, Corps pro­vi­soire (Armand Col­in, 1992), Poésie mod­erne et musique, ‘vor­rei e non vor­rei’ (Cham­pi­on, 2004), Gia­comet­ti et les poètes : « Si tu veux voir, écoute » (Her­mann, 2012), Epipha­nies musi­cales en poésie mod­erne de Rilke à Bon­nefoy, Le musi­cien panseur (Cham­pi­on, 2014). Elle est actuelle­ment pro­fesseure de lit­téra­ture com­parée (poésie européenne) à l’université de Stras­bourg, où elle organ­ise aus­si des lec­tures de poètes, dans le cadre de L’Europe des let­tres. Un numéro spé­cial de la revue Nu(e) est con­sacré aux livres de poèmes de Michèle Finck, sous la direc­tion de Patrick Née (n°69, 2019, 400 pages).