Comme un temps du lan­gage, celui du poème fouil­lé par les mots, tout dans Je souf­fle, et rien essore le silence et laisse non pas la sécher­esse du néant mais le prodi­ge du rien, qui retrou­ve son accep­tion anci­enne : il y a quelque chose, là, dans la res­pi­ra­tion d’Isabelle Lévesque propul­sée sur la page, qui n’est autre que la poésie.

Comme un temps de la vie irré­ductible­ment révolu, où les ombres encore vivaces de ceux qui sont passés dans nos cœurs exis­tent encore, thé­ma­tique dont se sont emparés tant de poètes… Mais il ne s’agit pas ici de regret­ter, pas de se lamenter, pas d’un chapelet de sou­venirs con­vo­qués pour faire poésie. Ces instances se con­fondent dans le paysage mnésique avec les pas­sages du moi, feuil­leté au gré du devenir où s’amenuise l’existence, et recon­nues dans une soli­tude flo­rale, rare, et assumée, où l’acceptation n’est pas résig­na­tion mais sagesse, tout entière souf­flée dans les mots sur la page, dans la res­pi­ra­tion qui s’envole et devient ce « rien » qui est la glob­al­ité du monde.

 

 

L’hypothèse noire grandit.
Avril ouvre son ciel aux arbres,
j’entreprends pour écrire
de nouer deux branch­es fines.

Pas de feuille, encore aucun fruit rompu.
La promesse fleu­rit, le cerisi­er domine le blanc,
il éloigne le ciel monochrome
de la tra­jec­toire subie (l’oubli).

Que reste-t-il, maintenant
que mon ombre a grandi ?

Midi cherche minu­it. Tu avances,
toi l’invisible, sub­stance pâle du bleu qui s’efface.
Les con­sonnes trébuchent sur ma langue muette (j’ai tenté)
soumise au cer­cle de ta tenue reculée.

Isabelle Lévesque, Je souf­fle, et rien, pein­tures de Fab­rice rebey­rolle, post­face de Jean-Marc Sour­dil­lon, L’herbe qui trem­ble, 2022, 142 pages, 18 €.

Dans la nature, cet espace où le tran­si­toire à force de recom­mence­ment rejoint l’éternité, se trou­ve la con­science, l’avènement d’une page blanche où ce rythme cir­cu­laire inscrit la tran­scen­dance. Compter, comme ces chiffres qui jalon­nent le recueil, ouvrir lea sonorité des mots, et atten­dre comme on guette un mantra dans la langue enfin agencée pour se taire, l’instant où tout cesse et où tout devient enfin ce rien béant de l’accomplissement. Compter sans dénom­br­er, pour inté­gr­er le mys­tère au monde.

 

Penchée vers la falaise
je suis prise dans l’étau de craie.
ne te retourne pas sur ce fos­sile à venir.
Je tombe. M’attends-tu ?

Ma vision : le squelette pur du dis­paru se courbe,
sa main.
Tu élèves ma dis­pari­tion au rang du ciel.
Une étoile ou mille. Celle du 9 non répertoriée.

Com­bi­en de chiffres alignés (compte rond) ?
Je suis les sil­hou­ettes aimées une à une
elles me hissent – ici avoue l’oubli du nombre.

 

Le jeu avec les pronoms ne per­met plus une appréhen­sion dis­tincte des per­son­nes et brouille les références pos­si­bles à l’in­stance de la poète. “Je” est “tu”, enfant du rêve clos et des sou­venirs, sil­hou­ette qui exige par­fois encore d’être nom­mée mais aus­sitôt effacée par l’évo­ca­tion d’altérités croisées, vivantes ou côtoyées encore à tra­vers leur dis­pari­tion. Ces sou­venirs s’in­scrivent alors dans le temps du poème, là où le lan­gage mis en bas­cule dans la vitesse du trait d’Isabelle Lévesque est mis en demeure d’énon­cer cette mou­vance perçue dans le prisme d’un kaléi­do­scope de fig­ures oniriques ou de chair qui s’in­ter­pénètrent  dans le « je » et le « tu » que dessi­nent ces croise­ments d’instances floutées par la trame du poème, et que l’on perçoit magis­trale­ment dans les pein­tures de Fab­rice rebey­rolle qui accom­pa­g­nent les poèmes, où la couleur devient matière, fig­ure, temps et éternité. 

 

L’enfant court, tu trébuches.
La force reste dans ta voix
que je n’entends pas.

Ton ombre m’amenuise
encore.

 

Comme une langue dev­enue lourde et qu’il faut sec­ouer pour qu’elle s’allège, qu’enfin elle devi­enne pos­si­ble, et témoin de ce regard sur soi que l’on voit être, et qui se détache peu à peu de sa chair, hors des pronoms per­son­nels, le poème fab­rique ce « je » évidé de l’essence du moi, et trace le ter­ri­toire de l’impossible ré-union à cet autre qui dans l’altérité est désiré mais per­du d’avance, et à ces autres aus­si venus accom­pa­g­n­er un instant de la vie et disparus.

 

Tu mur­mures (dans ma tête Tu)
le poème resté dans ce nuage
qui n’existe pas. Je tends ton nom
au jour, je plie mes doigts : ils ne se
lèveront pas.

Ton nom informulé
dis­sipe le malen­ten­du du passé
(tu n’es plus)

Tu es seul, je vis perdue :
verbe muet (les noms alignés sont en terre).

 

Dédi­caces et épigraphes esquis­sent un univers référen­tiel qui opère para­doxale­ment en ren­forçant ce brouil­lage, parce qu’ici tout se mêle, tout appa­raît et tout s’échappe, comme vivre. Restituer ceci n’est pas par­ler, pas énon­cer, mais se saisir. Et ça arrive avant les mots. S’emparer de ceci c’est écrire. C’est le poème d’Isabelle Lévesque.

 

Il y des fleurs rêvées (que j’abandonne) je regarde
la pluie c’est toi

Eric Sautou

 

Et tou­jours le poème énonce sa pro­pre trace, dit qu’il essaie d’interroger le sou­venir comme un lieu  impos­si­ble, et de cap­tur­er dans la langue ce devenir qui n’est autre que ce rien qui peu à peu empreinte l’existence.

Dire ceci, la céc­ité et la puis­sance de l’abandon à se savoir aveu­gle, est le poème, qui prend nais­sance et épais­seur dans le souf­fle d’Is­abelle Lévesque. Dedans tout arrive, c’est là que rien devient rem­pli d’un espace inter­minable et itératif, qui est aus­si dans la couleur des fleurs, le silence des arbres, et, ici, la poésie.

Alors fière je lève ce verre vide :

le coqueli­cot join­dra sa parure au vent.

 

Présentation de l’auteur

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Carole Mesrobian

Car­ole Car­cil­lo Mes­ro­bian est poète, cri­tique lit­téraire, revuiste, per­formeuse, éditrice et réal­isatrice. Elle pub­lie en 2012 Foulées désul­toires aux Edi­tions du Cygne, puis, en 2013, A Con­tre murailles aux Edi­tions du Lit­téraire, où a paru, au mois de juin 2017, Le Sur­sis en con­séquence. En 2016, La Chou­croute alsa­ci­enne paraît aux Edi­tions L’âne qui butine, et Qomme ques­tions, de et à Jean-Jacques Tachd­jian par Van­i­na Pin­ter, Car­ole Car­ci­lo Mes­ro­bian, Céline Delavaux, Jean-Pierre Duplan, Flo­rence Laly, Chris­tine Tara­nov,  aux Edi­tions La chi­enne Edith. Elle est égale­ment l’au­teure d’Aper­ture du silence (2018) et Onto­genèse des bris (2019), chez PhB Edi­tions. Cette même année 2019 paraît A part l’élan, avec Jean-Jacques Tachd­jian, aux Edi­tions La Chi­enne, et Fem mal avec Wan­da Mihuleac, aux édi­tions Tran­signum ; en 2020 dans la col­lec­tion La Diag­o­nale de l’écrivain, Agence­ment du désert, paru chez Z4 édi­tions, et Octo­bre, un recueil écrit avec Alain Bris­si­aud paru chez PhB édi­tions. nihIL, est pub­lié chez Unic­ité en 2021, et De nihi­lo nihil en jan­vi­er 2022 chez tar­mac. A paraître aux édi­tions Unic­ité, L’Ourlet des murs, en mars 2022. Elle par­ticipe aux antholo­gies Dehors (2016,Editions Janus), Appa­raître (2018, Terre à ciel) De l’hu­main pour les migrants (2018, Edi­tions Jacques Fla­mand) Esprit d’ar­bre, (2018, Edi­tions pourquoi viens-tu si tard), Le Chant du cygne, (2020, Edi­tions du cygne), Le Courage des vivants (2020, Jacques André édi­teur), Antholo­gie Dire oui (2020, Terre à ciel), Voix de femmes, antholo­gie de poésie fémi­nine con­tem­po­raine, (2020, Pli­may). Par­al­lèle­ment parais­sent des textes inédits ain­si que des cri­tiques ou entre­tiens sur les sites Recours au Poème, Le Cap­i­tal des mots, Poe­siemuz­icetc., Le Lit­téraire, le Salon Lit­téraire, Décharge, Tex­ture, Sitaud­is, De l’art helvé­tique con­tem­po­rain, Libelle, L’Atelier de l’ag­neau, Décharge, Pas­sage d’en­cres, Test n°17, Créa­tures , For­mules, Cahi­er de la rue Ven­tu­ra, Libr-cri­tique, Sitaud­is, Créa­tures, Gare Mar­itime, Chroniques du ça et là, La vie man­i­feste, Fran­copo­lis, Poésie pre­mière, L’Intranquille., le Ven­tre et l’or­eille, Point con­tem­po­rain. Elle est l’auteure de la qua­trième de cou­ver­ture des Jusqu’au cœur d’Alain Bris­si­aud, et des pré­faces de Mémoire vive des replis de Mar­i­lyne Bertonci­ni et de Femme con­serve de Bluma Finkel­stein. Auprès de Mar­i­lyne bertonci­ni elle co-dirige la revue de poésie en ligne Recours au poème depuis 2016. Elle est secré­taire générale des édi­tions Tran­signum, dirige les édi­tions Oxy­bia crées par régis Daubin, et est con­cep­trice, réal­isatrice et ani­ma­trice de l’émis­sion et pod­cast L’ire Du Dire dif­fusée sur radio Fréquence Paris Plurielle, 106.3 FM.