Pass­er out­re, c’est générale­ment ne pas tenir compte d’un argu­ment, d’une obser­va­tion ou d’un aver­tisse­ment, ce peut être aus­si aller au-delà (pass­er out­re-Rhin) et c’est le titre de ce beau livre que nous offrent Isabelle Lévesque et Michèle Destarac.

Le principe est sim­ple : page de gauche, un poème d’Is­abelle Lévesque ; page de droite, la repro­duc­tion d’une œuvre plas­tique de Michèle Destarac (les orig­in­aux sont majori­taire­ment des pas­tels qu’on aura pu voir dans le cadre d’une expo­si­tion à la galerie PAPIERS D’ART). On com­prend d’emblée que les poèmes ont été écrits d’après les images. Chaque poème a un titre (et du coup le donne à l’oeu­vre pic­turale ?), par exem­ple LA CRAIE PRIMITIVE dont on com­prend aisé­ment le pourquoi un jetant sim­ple­ment un œil au tableau : un grand aplat noir rec­tan­gu­laire qui peut en effte fig­ur­er un tableau de classe ou une ardoise et quelques traits blancs qui sem­blent le tracé d’une craie sur le plan noir en ques­tion. Évidem­ment, lorsqu’on com­mence par la lec­ture du poème, ou de son seul titre, le regard que l’on pose ensuite sur l’im­age est influ­encé par ce qu’on vient de lire. Je m’y suis lais­sé pren­dre sur les pre­mières pages, j’ai ensuite inver­sé l’or­dre de ma lec­ture, com­mençant par l’œu­vre de Michèle Destarac pour véri­fi­er après coup si elle m’avait sug­géré des choses sim­i­laires à ce qu’Is­abelle Lévesque met dans son poème. Par­fois oui, par­fois non. Par exem­ple, le poème SILLAGE D’OR donne en pre­mier vers : Sur son destri­er noir chevauche le soleil. D’ac­cord pour le soleil (une tache jaune-orangé plus ou moins ronde) mais en lieu et place de cheval, j’avais eu pour ma part, la vision d’un san­gli­er furibard.

Isabelle Lévesque/Michèle Destarac, Pass­er out­re, édi­tions L’Herbe qui trem­ble, 2024, 70 pages, 22 €

C’est bien enten­du toute la sub­jec­tiv­ité en tra­vail face à une œuvre abstraite, encore que celle-là avec ses mass­es de couleur, ses traits qui sem­blent struc­tur­er l’e­space, puisse rassem­bler un fais­ceau d’in­ter­pré­ta­tions voisines. Mais ce n’est certes pas le pro­pos de l’artiste qui, aux fron­tières de l’ex­pres­sion­isme, donne le sen­ti­ment d’une action intuitive.

Quoi qu’il en soit, il était intéres­sant, après une pre­mière lec­ture de repren­dre depuis le début avec, cette fois, les yeux d’Is­abelle Lévesque. Il s’agis­sait pour elle, comme men­tion­né dans l’adresse à Michèle Destarac, de pren­dre le poème par les cornes et de ter­min­er par ces qua­tre vers, en adéqua­tion avec l’ensem­ble pic­tur­al : La pein­tre / objec­tive l’ab­strac­tion. / Le poème / acqui­esce et signe d’une croix.

Isabelle Lévesque prévient encore dans le pre­mier poème CASE DÉPART : rien que le tout apoc­ryphe d’un regard. Il ne peut y avoir ici de glose à la valid­ité cer­ti­fiée. Il s’ag­it plutôt d’écrire en complicité.

 

NOUVEAU THÉORÈME

Ter­rain ser­ré dans son cadre débordant.
Plusieurs fuites sur les bor­ds. Tuyauterie,
ratis­sage. Il faut appren­dre à dompter
les lignes de la géométrie. L’é­cole équrquillée
récrit son règlement.Tous au clapet du souffle,
le tri­na­gle entre-t-il dans un rec­tan­gle trop petit ?

Nou­veau théorème dans l’ac­ro­batie du vide.
Tout cray­on cray­onne et crie, amovible.

 Et ain­si de suite.

 

Il est per­ti­nent de not­er que le poème se rac­croche à des objets con­crets, que l’on croit recon­naître dans le tableau, en fait que l’on se sug­gère sim­ple­ment (par analo­gie des formes) et dont sait per­tinem­ment l’énigme persistante :

 

Pan­tins désar­tic­ulés : les yeux,
détachés du précipice, participent
au déchiffre­ment spéculaire.

 

Les titres des poèmes sont eux-mêmes très évo­ca­teurs : EXÉCUTION MATADOR, LES MALENTENDUS, BORDERLINE

On a par­fois l’im­pres­sion d’ap­procher la descrip­tion, comme dans le poème BISQUE RAGE :

 

Ça brille d’un coin, de l’autre un ciel
bar­bouille le trait des cer­ti­tudes. Bisque
rage sans dés­espoir, le noir dégoupillé
con­cen­tre son attrac­tiv­ité : on regarde.

 

Oui, le noir dans ce tableau attire par­ti­c­ulière­ment l’œil, mais la poète n’est pas en écri­t­ure pour une énon­ci­a­tion d’ex­posé, le ciel bar­bouille le trait des cer­ti­tudes – cette for­mule à elle seule fait poème – et de ter­min­er comme avec effare­ment : Un cray­on replie ses ailes, c’est insensé.

La poésie est créa­tion, nul besoin de rap­pel­er l’é­ty­molo­gie du mot. Les déclencheurs sont ici des images, des assem­blages de couleurs. Ils génèrent à leur tour des assem­blages de mots qui font image :

ALLER DROIT

Quad­ra­ture du cercle.
Mys­tère insuf­flé bleu
qui répète, agrandit
puis étouffe de poussière.
Si le tracé droit du vivant rejoint son dou­ble, c’est gagné.

La règle naît du cad­ran des heures dupliquées
sans aigu­illes. Il suf­fit de s’arrêter,
lancer le dé du doute
pour aller droit.

Essay­er de crev­er rouge d’un tir et
souf­fle retrouvé
crier vic­toire.

 

Le dé du doute est-il celui de Mal­lar­mé ? Qui sait ? Tou­jours Une vérité à véri­fi­er. Et bien sûr Ajouter des répons­es, les super­pos­er / pour n’exlure aucune pos­si­bil­ité. C’est ce que fera le lecteur curieux, il ajoutera son regard, ses répons­es ou se lais­sera sim­ple­ment aller, comme dans ces cor­re­spon­dances baude­lairi­ennes, à tra­vers des forêts de sym­bol­es, aux trans­ports de l’e­sprit et des sens que sus­cite ce très beau livre.

Présentation de l’auteur

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Jean-Christophe Belleveaux

Jean-Christophe Belle­veaux est né en 1958 à Nev­ers. Il a fait des études de Let­tres Mod­ernes et de Langue Thaï. Grand voyageur, il a égale­ment ani­mé la revue de poésie Comme ça et Autrement durant sept années. Il a béné­fi­cié de deux rési­dences d’écri­t­ure (une à Rennes, l’autre à Mar­ve­jols) et a beau­coup pub­lié. Bib­li­ogra­phie : •Com­ment dire ? co-écrit avec Corinne Le Lep­vri­er, Édi­tions La Sirène étoilée, 2018 •Ter­ri­toires approx­i­mat­ifs, Édi­tions Faï fioc, 2018 •Pong, Édi­tions La tête à l’en­vers, 2017 •L’emploi du temps, Édi­tions le phare du cous­seix, 2017 •cadence cassée, Édi­tions Faï Fioc, col­lec­tion “cahiers”, 2016, •Frag­ments mal cadas­trés, Édi­tions Jacques Fla­ment, 2015 •L’in­quié­tude de l’e­sprit ou pourquoi la poésie en temps de crise ? (ouvrage col­lec­tif de réflex­ion de 21 auteurs), Édi­tions Cécile Defaut, 2014 •Bel échec co-écrit avec Édith Azam, Le Dernier Télé­gramme, 2014 •Démo­li­tion, Les Car­nets du dessert de Lune, 2013 •ces angles raturés, ô labyrinthe, Le Frau, 2012 •Épisode pre­mier, Raphaël De Sur­tis, 2011 •CHS, Con­tre Allées, 2010 •Machine Gun, Poten­tille, 2009 •La Fragilité des pivoines, Les Arêtes, 2008 •La quad­ra­ture du cer­cle, Les Car­nets du dessert de Lune, 2006 •soudures, etc., Pold­er / Décharge, 2005 •Cail­lou, Gros Textes, 2003 •Nou­velle approche de la fin, Gros Textes, 2000 •Géométries de l’in­quié­tude (nou­velles), Ed. Rafaël de Sur­tis, 1999 •Dans l’e­space étroit du monde, Wig­wam, 1999 •Pous­sière des lon­gi­tudes, ter­mi­nus, Ed. Rafaël de Sur­tis, 1999 •le com­pas brisé, Pays d’Herbes, 1999 •Car­net des états suc­ces­sifs de l’ur­gence, Les Car­nets du dessert de Lune, 1998 •Le fruit cueil­li, Pré Car­ré, 1998 •Bar des Pla­tanes, L’épi de sei­gle, 1998 •sédi­ments, Pold­er / Décharge, 1997 •L’autre nuit (avec Yves Humann), édi­tions Saint-Ger­main-des Prés, 1983 En antholo­gies : •Nous la mul­ti­tude, antholo­gie réal­isée par Françoise Coul­min aux édi­tions du Temps des ceris­es, 2011 •Dehors, antholo­gie sans abris, édi­tions Janus, 2016 •Plus de cent fron­tières (par­tic­i­pa­tion à l’an­tholo­gie), édi­tions pourquoi