Ce recueil de sept textes pro­pose, à tra­vers sa diver­sité, et comme le dit son sous-titre, Cer­ti­tudes magnétiques en poésie, une médi­ta­tion sur la poésie mais d’une cer­taine façon, il s’agit aus­si d’une auto­bi­ogra­phie intel­lectuelle, où s’explique en par­ti­c­uli­er le goût de l’auteur pour la Bel­gique et le Nord, pour Brux­elles où se pré­pare « la société trans­frontal­ière de demain », pour Anvers, où, une nuit de 31 décem­bre, la neige tombe et trans­fig­ure la ville. C’est à une trans­fig­u­ra­tion inverse que se livrait Descartes, qui fait l’objet de la pre­mière médi­ta­tion, « René Descartes à la Onz­ième Heure », lorsqu’il décou­vre que la neige est faite de grains qui ont autour d’eux « six petites dents sem­blables à celles des routes des hor­loges ». Descartes est donc « notre seul vrai poète épique français », car « avec lui la rai­son fait fon­dre la neige de la réal­ité pour récolter les cristaux qui la font et la fondent ». Lorsque tout a fon­du de la réal­ité, que reste-t-il dans l’esprit, sinon la vraie réal­ité, c’est-à-dire la pen­sée? Voilà bien une cer­ti­tude, même si J. Dar­ras cor­rige l’importance de la pen­sée par le poids attribué au corps, en une de ces for­mules sai­sis­santes qui par­courent le recueil : « Nous pen­sons nous pesons ». Mais la pen­sée veille et Jacques Dar­ras a bien rai­son d’affirmer qu’il ne réduira jamais la poésie à l’émotion. La Trans­fig­u­ra­tion d’Anvers, de la onz­ième à la douz­ième heure, c’est l’expérience unique de la Trans­for­ma­tion et la con­science qu’elle « s’inscrit le plus sou­vent dans le lan­gage », le lan­gage poé­tique en particulier.

C’est ce lan­gage qui, d’une façon ou d’une autre, fait l’objet des deux par­ties suiv­antes, L’interminable restau­ra­tion du sym­bol­isme, qui regroupe « Jou­ve après Jou­ve », « Le refoulé d’Apollinaire, , Walt Whit­man », « Aimé Césaire, en toute autonomie », et Dans la clair­ière du temps, où sont regroupés « Oral­ité, Réal­ité », « Traduire les poèmes des hautes Ter­res » et « Réflex­ions sur un silex tail­lé ». La pre­mière déplore que la poésie actuelle se meuve encore dans un « cadre exclu­sive­ment sym­bol­iste » et que l’apport de Whit­man n’ait pas été recon­nu à sa juste valeur. J. Dar­ras voit dans cette non recon­nais­sance, ou cette recon­nais­sance incom­plète, le début de la « mal­adie de la mélan­col­ie » où l’Europe s’enfonce. Quant aux pages sur Césaire, elles insis­tent sur l’originalité d’une poésie qui est aus­si con­fes­sion, atten­tive à sa « pro­pre pro­gres­sion, à sa pro­pre prove­nance », à la dif­férence de celle de Char ou de Saint-John Perse. On peut sig­naler au pas­sage que ce dernier recon­nais­sait l’importance de Whit­man, qu’il avait en bonne place dans sa bib­lio­thèque, con­ser­vant même des arti­cles sur lui.

La dernière par­tie est plus théorique. Il est per­mis de ne pas tou­jours être d’accord avec J. Dar­ras, en par­ti­c­uli­er pour l’importance qu’il accorde à l’oralité, ce qui con­stitue presque un topos des xxe et xxie siè­cle, ini­tié par les lin­guistes, Saus­sure et autres : « L’oralité a tou­jours été impliquée dans et par le poème » me paraît ain­si une for­mule exces­sive, qui min­imise la dimen­sion spa­tiale du texte et la fonc­tion de l’écriture, laque­lle a son autonomie. Poésie et chant, certes, mais aus­si, sans même pass­er par les cal­ligrammes ou autres, poésie et pein­ture. Il est vrai qu’oralité et écri­t­ure se réc­on­cilient quand J. Dar­ras écrit qu’il veut pra­ti­quer le poème comme « un art frontal­ier ». Qui dit fron­tières dit aus­si dif­férences entre les langues et on recon­naî­tra volon­tiers le rôle de la tra­duc­tion ou au moins du tra­vail avec une langue étrangère. Si « être poète, c’est s’exiler dans l’étrangeté pre­mière de la langue », la con­fronta­tion avec une autre langue, dans la dis­tance qu’elle implique, per­met de mieux saisir cette étrangeté, de même que, comme le dit encore J. Dar­ras, la dimen­sion énig­ma­tique de toute poésie. Une con­stante se dégage de toutes ces médi­ta­tions, résumée en une for­mule mag­nifique, « le poète est un danseur de langue ». À par­tir d’un silex tail­lé sur le bureau la boucle se ferme, avec un retour à Descartes, et à la réc­on­cil­i­a­tion de la sci­ence et de la prosodie. On l’aura com­pris, J. Dar­ras aime se tenir physique­ment sur les fron­tières, sur le bord de la Manche, ou entre la France et la Bel­gique, intel­lectuelle­ment entre la sci­ence et la poésie, poé­tique­ment entre sa langue et celle des autres : c’est le poète de l’outrance, si, avec Saint-John Perse, dont il par­le sou­vent, « out­rance » sig­ni­fie sim­ple­ment « pas­sage outre ».

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Joelle Gardes (┼)

Joëlle Gardes est née en 1945 à Mar­seille, ville près de laque­lle elle a vécu. Uni­ver­si­taire, elle a enseigné la gram­maire et la poé­tique à l’université de Provence, puis à à Paris IV-Sor­bonne. Elle fut pro­fesseur émérite de cette uni­ver­sité. De 1990 à 2010, elle a dirigé la Fon­da­tion Saint-John Perse et a édité chez Gal­li­mard les cor­re­spon­dances du poète avec Jean Paul­han et Roger Cail­lois. Sous le nom de Joëlle Gardes Tamine, elle a pub­lié de nom­breux arti­cles et plusieurs ouvrages sur le lan­gage, plus par­ti­c­ulière­ment dans les domaines de la rhé­torique et de la poétique.

Tard venue à l’écri­t­ure, elle a com­mencé par les mono­logues de théâtre (Madeleine B., édi­tions de l’A­mandi­er), puis a pub­lié plusieurs romans (dernier paru, Le poupon, éd. de l’A­mandi­er). Elle s’est tournée vers la poésie (nom­breux poèmes en revue, deux recueils pub­liés aux édi­tions de l’A­mandi­er, Dans le silence des mots, 2008 et L’eau trem­blante des saisons, 2012). Elle a col­laboré régulière­ment avec des plas­ti­ciens et des pho­tographes. Elle fut mem­bre du comité de rédac­tion de la revue Place de la Sor­bonne et de Recours au poème.

Joëlle Gardes est décédée en sep­tem­bre 2017.

www.joelle-gardes.com

  • A perte de voix, poèmes, aux édi­tions de L’A­mandi­er, 2014
  • Sous le lichen du temps, prose, aux édi­tions de L’A­mandi­er, 2014 
  • Louise Colet. Du sang, de la bile, de l’en­cre et du mal­heur, roman, édi­tions de l’Amandier.

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