Jacques Dupin et l’acte d’habiter l’impossible

De quoi parler lorsqu’il n’y a rien à dire, lorsque tout ce qui avait été construit est en ruines et que l’acte de dire est devenu impossible ? La poésie est peut-être le seul espace où l’impossible devient possible.

Comment dire ? est considéré comme le texte inaugural de Jacques Dupin. René Char le publia en 1949 dans la revue Empédocle, qu’il dirigeait avec Albert Camus et Albert Béguin. Dupin avait 22 ans. La guerre n’était pas loin, et les ruines qu’elle avait laissées encore bien présentes après l’occupation des nazis, les camps d’extermination, la révélation d’Auschwitz, que feront résonner les mots célèbres d’Adorno : « Écrire un poème après Auschwitz est barbare, et ce fait affecte même la connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible d’écrire aujourd’hui des poèmes »[1]. Le jeune poète l’avait déjà constaté d’une certaine manière dans Comment dire : « On ne peut édifier que sur des ruines. »

Certes, la poésie de Dupin va se fonder sur la destruction. Il n’y a pas d’autre voie possible. Oui, pour paraphraser Adorno, écrire des poèmes est devenu impossible, et l’on peut même en faire une prémisse : « Écrire des poèmes est impossible ». Dès lors, il semble tout à fait normal d’espérer atteindre l’impossible à la recherche de la poésie. Déchiqueter l’écriture pourrait mener quelque part : sauver la poésie, la restituer dans son état le plus pur. Mettre en lumière l’impossible et y rencontrer la poésie : « Ma génération a grandi dans ce climat de désolation où les ruines ne manquaient pas. Matérielles, mais aussi spirituelles et métaphysiques. Etat des lieux : état des ruines ».[2]

Tâche du poète : l’impossible ; pour décomposer l’écriture comme pour édifier sur des ruines, une destruction préalable est nécessaire. Destruction et construction vont de pair, il ne s’agit pas ici de permanence mais de déplacement :

Écrire pour moi ce n’est pas être le gestionnaire encore moins le gardien, le guide, le contrôleur
de ce qui est, qui est écrit. Mais le mouvement de la marche, l’ouverture des yeux, le corps qui se
projette dans l’inconnu, et la parole qui découvre, qui éclaire.[3]

 

Et dans ce déplacement, comme le dit Dupin, le surgissement de la parole.

Tenter de suivre les pas du poète, c’est aborder le territoire de l’impossible. Et pour approfondir le travail du poète et comprendre ce cheminement, il faut s’interroger sur le langage lui-même. Sur le matériel dont le poète dispose. Dans l’entretien qu’il a eu avec Valéry Hugotte, il propose, pour l’expliquer, un canevas où le langage, en tant qu’entité autonome, serait privé de sa fonction communicatrice. Dans un tel scénario, la langue est nue, nue en pleine lumière, et cette nudité provoque violence. C’est dans ce chaos, le langage, que les mots scintillent comme des étoiles et que les poètes travaillent :

 

Les écrivains, et singulièrement les poètes, travaillent le chaotique et l’informulé de la langue.
Ils ne façonnent pas ni ne fomentent, ni ne modèlent la langue, ils précipitent son surgissement.
Ils s’absentent pour lui livrer passage, et réinscrire à travers leurs corps, ses traits et son sens.

 

Ainsi, dans l’obscurité du chaos, parmi les constellations des mots qui scintillent, le poète doit s’absenter complètement, seule manière de laisser la voie libre, seule manière de ne pas intercepter la langue et d’en précipiter le surgissement. Le Sujet doit s’absenter et de cette absence surgit la parole nue. Le poète habite cette absence, dans l’écart. Et c’est grâce à cet écart que surgit la parole. Pour entrevoir la poésie de  Dupin, nous devons donc atteindre cet espace d’absence, nous devons oublier les Je, suivre avec lui le surgissement et toucher, pour un instant seulement, l’impossible. Autrement dit, la poésie. Car, la poésie, dit-il, « c’est l’acte le plus pur d’habiter l’impossible [4] ».

 

 

 

 


[1] Prismes (1955), Payot, 1986.

[2] Entretien entre Valéry Hugotte et Jacques Dupin. Édifier sur des ruines sur http://remue.net/spip.php?article329 consulté le 04 /12/13 à 16 :21

[3] Ibid.

[4] Décréau J, «  Jacques Dupin, La poésie comme une déchirure », sur http://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2013/01/jacques-dupin-la-po%C3%A9sie-comme-une-d%C3%A9chirure-.html, consulté le 04/12/13 à 21:11
Carolina Massola est l'auteure de certains textes de cet ouvrage.