Jacques Goorma : une po-éthique du dépouillement lumineux
«Tout poème véritable embrasse dans le même mouvement sa vocation au silence et ses recours contre ce silence ». Jean-Michel Maulpoix
S’inscrivant dans la filiation du lyrisme qui met à nu une voix des profondeurs intimes, la poésie de Jacques Goorma allie à l’authenticité d’une inflexion personnelle une dimension réflexive qui ne manque pas de se rapprocher du « lyrisme critique » de Jean-Michel Maulpoix faisant figurer « la méditation à même le chant ».
Si l’on considère le cheminement littéraire de Jacques Goorma, on ne peut qu’être sensible à la prédominance de quelques composantes majeures, comme le goût de la dualité. Ce dernier se manifeste notamment dans un dialogue que le poète a noué avec un jeune chercheur de l’Université d’Aix-en-Provence, Julien Hertz, cherchant à dégager les « Premiers éléments pour une po-éthique de Jacques Goorma », sous le titre Urgence de la lumière. Au début de cet entretien, le poète évoque son tout premier recueil dont le titre Peau-Pierre se compose à partir d’un jeu de superposition homophonique. Le trait d’union qui relie les mots peau et pierre symbolise l’exigence d’une exploration : « l’exploration de cette puissance contenue au cœur de la création». Cette dernière s’appréhende dans une double dimension tellurique et céleste essentielle pour Jacques Goorma qui aspire à la restituer par le choix de deux couleurs pour ses deux premiers livres pressentis comme annonciateurs de l’œuvre à accomplir. Il choisit un titre de couleur rouge pour Peau-Pierre, en lien avec la dimension tellurique de son inspiration créatrice, et un titre de couleur bleue pour Rêveil, en harmonie avec son désir d’élévation céleste.
La dualité se trouve également perceptible dans les lectures poétiques qui ont assurément fasciné et façonné Jacques Goorma. Celui-ci fait particulièrement ressortir l’importance de ceux qu’il désigne comme des « poètes de la terre » tels Blaise Cendrars, Paul Claudel, Jules Supervielle, Saint-John Perse, susceptibles de dire comme dans le poème « La présence » du Vol du loriot : « Pour l’instant / nous sommes / ici. » (p.66).
Outre ces poètes de l’ici, de la présence au monde, de la terre, se distingue l’influence exercée par les auteurs de la mystique rhénane et flamande, découverts à l’âge de dix-sept ans, dans une antique anthologie dénichée dans un marché aux puces, avant ceux de la spiritualité orientale que le poète considère comme « de grands rasoirs pour couper l’illusoire. Dénoncer la falsification. Démasquer le mensonge. Se dépouiller de la quincaillerie des idées trompeuses. Et mettre enfin à nu le grand corps nu de la lumière qui ne cesse d’exploser en nous. » Entre ces deux lectures fondatrices, celle des poètes de la terre et celle des textes mystiques, se situent deux poètes majeurs, Saint-Pol-Roux d’une importance capitale pour le parcours critique et universitaire de Jacques Goorma, devenu l’un des spécialistes du poète symboliste, et Racine qui constitue pour lui une rencontre primordiale. Son style incantatoire, sa précision lexicale, son ampleur rythmique le séduisent en profondeur et, sans doute plus que tout, la justesse magnifique de son lyrisme tragique.
Les lieux de vie et d’écriture du poète confirment cette sensibilité fascinée par la dualité. Aux trois villes de vocation internationale, Bruxelles, lieu de la naissance, Genève, lieu de l’enfance et de la jeunesse, Strasbourg, lieu de la maturité professionnelle et poétique, s’opposent deux lieux cruciaux pour la vocation littéraire de Jacques Goorma : Arenzano, ville proche de Gênes où tout jeune homme le poète fait la découverte émerveillée de Dante mais aussi de la poésie italienne contemporaine avec l’œuvre de Montale et d’Ungaretti, pour ne pas tarder à s’adonner chaque jour au plaisir de l’écriture personnelle, et Aix-en-Provence où il découvre tout un paysage riche en sensations, ce qui le mène à vivre l’expérience bouleversante d’une révélation. Entre champs d’amandiers et forêts de pins, le poète fait une rencontre à la fois anodine et saisissante, physique et métaphysique, celle d’un caillou. À lui seul, ce petit fragment terrestre, double symbole de lourdeur immuable et de mouvement puissant, le rattache à la splendeur cosmique que l’œuvre de poésie n’aura de cesse de célébrer et d’interroger, comme l’attestent les titres des différents recueils. Si nous les rassemblons, une verticalité poétique se dessine et se déplie, laissant peu à peu émerger l’esquisse d’un poème:
Peau-Pierre, Henry Fagne, 1975
Rêveil, Henry Fagne, 1978
Lucine, Rougerie, 1984
Nue, Rougerie, 1987
Signes de vie, Lieux Dits, 1994
Lux Claustri, Ville de Nancy, 1994
Orage, Rougerie, 1994
Papier à fleurs, livre d’artiste avec Sylvie Villaume, 1997
La chambre aux nuages, Les Lieux Dits, 1997
À, Le drapier, 1999
Lucide silence, Les Lieux Dits, 2000
Parfois, Le drapier, 2002
Le Vol du loriot, Arfuyen, 2005
Carnet d’éclairs, dessins de Germain Roesz, Les Lieux Dits, 2006
Le Séjour, Arfyen, 2009
Dans la sobriété laconique de ces titres affleure une autre composante de l’œuvre poétique de Jacques Goorma : une exigence profonde, une vocation inaltérable qui fonde l’acte de création sur une éthique de la nudité éloquente, du dépouillement lumineux où la justesse lexicale et musicale s’entrelace avec la transparence verbale et picturale. Comme le poète l’énonce dans Le Séjour, il faut « écrire avec la transparence, l’obscur, le trouble, l’indéchiffrable. Rejoindre la clarté. Voir. Comment la parole se transforme. Comment la jeune fille devient femme. Se baigner dans cette écriture. En ressortir ragaillardi. L’encre est cette obscurité limpide où s’écoulent nos regards. Reflets et miroitements. Parfois, elle jette dans nos yeux des moissons de flamme » (p.71).
Cette aspiration à un lyrisme à la fois dépouillé et lumineux cultive l’art de la justesse, l’écriture constituant un acte vibratoire majeur. Ecrire, c’est vibrer et faire vibrer une voix intime qui parvient à l’émotion véritable par « la juste distance » évoquée dans un passage du Vol du loriot : « J’étais devenu le vent. Le vol. Le vent. Le ciel. La juste distance. La clarté et les grands fonds de l’intériorité. Le vent de la pensée. Je filais avec elle et pouvais, d’un seul souhait, orienter son souffle » (p.121).
Entre le frémissement et le frissonnement s’élabore une dynamique, pour ne pas dire une mystique, très sensuelle, comme en témoigne la fin du poème « Frémissement » : « …quand parler / veut dire / frissonner » (ibid.p.67).
Cependant, entre le foisonnement (p.114) et la fulgurance (p.122), se dit l’indicible, se nomme l’innommable, se compose la fable de l’ineffable sous le signe d’une cristallisation verbale infinitésimale où s’allient transparence et profondeur : « Le poème / est le chant / d’un muet » (ibid.p.65). Là, dans ce tout petit poème de trois vers et de huit mots, s’appréhende l’essence même du « lyrisme critique », la justesse et la sobriété du chant provenant de cette lutte subreptice entre le silence et le poème.
Toute la poésie de Jacques Goorma me semble en effet composer une chorégraphie épurée, aérienne, à même de faire danser les mots autour du silence. Dès l’âge de six ans, le poète avait donné un titre tant impérieux que lapidaire à un poème : « Silence». Puis, jeune étudiant, il avait conçu une suite intitulée « Fragments du silence » pour finalement parvenir dans ses deux derniers livres, Le Vol du loriot et Le Séjour, à la mise en scène de cette dialectique fondatrice entre le silence et la parole.
Mais comment comprendre ce lieu paradoxal que constitue le « Séjour », lieu que nous croyons saisir parfois mais qui nous échappe toujours, si ce n’est comme le lieu d’une abstraction sensible ? Ou comme une toile des origines, une texture immémoriale où s’imprime, dans la profondeur ontologique, la vibration du silence. Du silence premier, originel. Avant l’émergence du verbe et de l’esprit que le poète figure par la métaphore ascensionnelle du « vol du loriot ». Le vol se fait alors mise à l’épreuve de l’émerveillement, du ravissement, de l’extase qui nous fait remonter à la magie de l’enfance et du tapis volant, avec « battements d’ailes et de rames, une scansion de l’âme qui nage en moi, depuis l’enfance » ( Le Vol du loriot, p.97).
Dans ce vertige qui nous fait chavirer du séjour à l’envol, de l’envol au séjour, il s’agit avant toute chose de « renoncer au néant », grâce à la belle métamorphose du poème en « dauphin du silence » pour « sans cesse revenir / à ce ciel sans fin / qui éclate en nous ». De la sorte se nouent l’intime et le cosmique, ce qui permet à l’écriture de « plonger obscurément dans la mouvance constellée du ciel intime » (ibid.p.63).
Ainsi, dans l’exercice vital de « la juste distance », dans cet entre-deux de la profusion et du dépouillement, de la plénitude verbale et du « suspens vibratoire », cette voix de poésie nous émeut quand elle laisse vibrer ses inflexions entre le silence et la parole, entre le point et le tout, entre la miette et l’infini, non sans quelque effet de résonance hugolienne lorsque le poète aspire à « Devenir juste un point. Un point de conscience. Une miette d’infini. Au moment de l’explosion silencieuse, au moment même de son éclat, cette miette réalise qu’elle est elle-même la totalité. Un brin de silence est tout le silence, une miette d’infini est tout l’infini » (ibid.p.25).
Et cette voix de poésie, n’est-elle pas toute la poésie, dès lors qu’elle oscille entre « sa vocation au silence et ses recours contre ce silence », dépouillée et lumineuse ?
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