« Entrer sans effraction dans la vérité du monde. Prendre langue avec. »
Cheminer dans l’oeuvre des autres, donner corps aux images, parole aux ombres, lumière aux formes, à la vie, c’est à cela que nous conduit cet ensemble de textes poétiques, Ecrire à vue, c’est à dire, tenter de percer dans la langue, chercher la bouche, creuser le verbe, cerner la parole, toute action vouée à nommer sans trahir, tendue vers l’oeuvre, celle du peintre. Ici ce sont routes tracées du tableau au poème, de l’image au texte. Une exploration dans le sensible, une évasion fantastique entre rêverie et promenade, dans les œuvres de Benoît Delescluse, Micheline Guichon et Maruice Janin, Charles Belle, Adrienne Farb, Annie Poulin, Eduardo Stupia, Carole Denéchaud, Ann Loubert, Véronique Dietrich, Jean-Louis Elzéard, Rubens.
Ecrit sous la forme d’un essai poétique, la première phrase de ce long poème dit : « Entrer sans effraction dans la vérité du monde. Prendre langue avec. »
Il y a tout du long, une expansion de l’être qui se confond dans le geste et la parole, qui cherche la lumière dans les ombres, l’ombre dans les lumières, celle du ciel, de la mer, des paysages traversées, des êtres croisés, une nature vivante, une lumière « qui irradie sa parole chair et ciel ».
Le regard suit le vent dans les arbres, au-delà des plaines, il n’écrit pas, il peint ; la nature, l’arbre surtout dont « on entend à pied d’arbre comme un bégaiement d’écorce qu’on cloue ». L’homme et l’arbre se confondent dans le même geste, hument le vent, s’étirent jusqu’au ciel.
« Nos racines conduisent la douleur en terre ». Notre regard se fond dans le sien, quitte l’arbre pour mieux y revenir, suit les falaises, la mer, les rochers « il a mis la mer dans le ciel pour écouter sa nuit au rebours des étoiles ».
Traversées de lieu, pays de Caux ou souvenirs d’enfance, lieux géologiques de Haute-Saône, « de Franche-Comté et des pourtours lointains de l’Est-grand, et plus loin encore jusqu’aux frontières d’Austrasie et de Neustrie… ». L’exploration intérieure, la percée de lumière se fait dans l’espace, un regard circulaire qui englobe le monde. « Ce qui brûle en ces lieux c’est un élan de peindre et de créer, de soulever les pierres et de polir les matières ».
La descente en soi est labyrinthique, elle épouse le prisme de la lumière pour puiser loin « Depuis la nuit des pierres, la cave éclaire aussi notre contemporain ».
Regard porté sur l’émotion, lumière réfractée au centuple, que le poète puise au fond de lui et nous livre et que rend bien ce poème dans Traversée de paysage :
« Partir à dos de feuilles ou d’arbres
Partir vent léger
Souffler la sève jusqu’à la rouille
Traversée l’étendue entre mot et lumière
Tracer de longs signes d’espace
Toucher le geste
Et sa lumière »
Entrer en résonance dans l’arbre, dans la mer, en méditation croisée de l’oeil, de la main et du cœur, les mots du poète sur ces tableaux, œuvres qui ouvrent le regard, l’expansent, déploient notre rêverie avec la sienne. « Des substances d’espace des écharpes d’énergie battant au vent du geste qui fuse ».
C’est une bouffée d’oxygène, un vent frais qui balaie la lumière que nous délivre par son regard intérieur, le poète sensible à la beauté
« quand repose la langue
écoute
à la croisée les vibrations posées
sur le tissu des jours
chaque feuille s’étend
Entends.… »
Le regard avance mais c’est tout le corps qui danse au milieu des couleurs déployées,
« c’est le geste qui t’incline tu te pends sur la plante dans le mouvement du trait ». Il s’agit bien de dire le geste du peintre mais par osmose c’est celui du poète que nous suivons. Cette manière de dire ce que l’on voit ou plutôt ce que l’on ressent à la vue d’une œuvre peinte rend magistralement les émotions conjointes du peintre, celles du poète et celles du lecteur. On est captif de ce regard sensible, nous sommes nous-mêmes dans le tableau, piégés par l’émotion révélée récursivement.
« tu peins à la pioche à la bêche à la hache ou au pinceau sur le drap blanc »
Et la page blanche elle même se remplit de ces mots puissants, sortis du regard ample du poète, rendus par une absence de ponctuation souvent, dans un élan où les blancs offrent un ralentissement sans être une pause jamais, soufflent « tu es vivant geyser sur le gisant du drap ».
« C’est ton souffle qui fait crisser ton geste ta voix râpe la lande l’atelier est un désert ouvert à l’infini des landes à peupler ».
C’est un vertige, une descente et une remontée, une respiration rendue par l’énergie vitale qui « voyage de la sève au sang », « énergie de forge par grand vent de terre ».
Lisant ce que le poète voit, ressent, nous vivons le geste du peintre, nous entrons dans son souffle créateur. Le vent souffle dans les voiles sur cette mer de mots où nous embarque Jacques Moulin pour dire « un envol de toile à même le sol », « un grand rouleau de mer qui laisse à nos pied une algue frêle », pour dire sur toute une page, le geste de couper un chou rouge ! « C’est l’odyssée du chou rouge ».
La nature s’enchante dans ces jardins de roses « bouton floral fuseau fistons de corolles polis foliacés », « un souvenir de rose déposé sur la toile ». La beauté s’exalte dans le couronnement des lys, « chaque jour dans l’équilibre du jour qu’on cueille malgré tout ».
Les routes d’eau accrochent le regard, nos yeux enserrent le bleu des mers et celui des rivières, réinventent la langue
« l’onde bien souvent a découpé la roche comme un trait de ciseau ou d’ongle rongé », ramènent comme « un palimpseste de sommeils endurcis », nous entraînent dans son flux, dans sa course.
Chaque essai délivre un thème et on passe ainsi de l’exploration intérieure à travers les paysages à celles des corps qui ondulent, des souvenirs qui affleurent à la mémoire, à la sensualité émouvante d’un petit biscuit proustien : l’oublie.
« ô l’oublie arrondie par la main
ô la main levant les pâtes à plaisirs »
Peindre pieds nu, dans la lumière, se pencher, descendre et tracer. Dans la violence du geste, dans celles des mots toujours, trébucher, recommencer, mouvement incessant dans l’inspir et l’expir, le mouvement même de la vie. « Faire danser l’encre sur la toile »,
« une remontée de poème depuis sa chute ».
L’ombre clôt l’ouvrage sur des scènes de guerre, des scènes de mort
« on l’attend sans doute
on l’atteint toujours
on l’aperçoit en filigrane
dans chaque geste du vivre ».