Jacques MOULIN : Ecrire à vue

Par | 2 mai 2016|Catégories : Blog|

 

« Entr­er sans effrac­tion dans la vérité du monde. Pren­dre langue avec. »

 

Chem­iner dans l’oeu­vre des autres, don­ner corps aux images, parole aux ombres, lumière aux formes, à la vie, c’est à cela que nous con­duit cet ensem­ble de textes poé­tiques, Ecrire à vue, c’est à dire, ten­ter de percer dans la langue, chercher la bouche, creuser le verbe, cern­er la parole, toute action vouée à nom­mer sans trahir, ten­due vers l’oeu­vre, celle du pein­tre. Ici ce sont routes tracées du tableau au poème, de l’im­age au texte. Une explo­ration dans le sen­si­ble, une éva­sion fan­tas­tique entre rêver­ie et prom­e­nade, dans les œuvres de Benoît Delescluse, Miche­line Gui­chon et Maruice Janin, Charles Belle, Adri­enne Farb, Annie Poulin, Eduar­do Stu­pia, Car­ole Denéchaud, Ann Lou­bert, Véro­nique Die­trich, Jean-Louis Elzéard, Rubens.

 

Ecrit sous la forme d’un essai poé­tique, la pre­mière phrase de ce long poème dit : « Entr­er sans effrac­tion dans la vérité du monde. Pren­dre langue avec. »

Il y a tout du long, une expan­sion de l’être qui se con­fond dans le geste et la parole, qui cherche la lumière dans les ombres, l’om­bre dans les lumières, celle du ciel, de la mer, des paysages tra­ver­sées, des êtres croisés, une nature vivante, une lumière « qui irradie sa parole chair et ciel ».

Le regard suit le vent dans les arbres, au-delà des plaines, il n’écrit pas, il peint ; la nature, l’ar­bre surtout dont « on entend à pied d’ar­bre comme un bégaiement d’é­corce qu’on cloue ». L’homme et l’ar­bre se con­fondent dans le même geste, hument le vent, s’étirent jusqu’au ciel. 

« Nos racines con­duisent la douleur en terre ». Notre regard se fond dans le sien, quitte l’ar­bre pour mieux y revenir, suit les falais­es, la mer, les rochers « il a mis la mer dans le ciel pour écouter sa nuit au rebours des étoiles ». 

Tra­ver­sées de lieu, pays de Caux ou sou­venirs d’en­fance, lieux géologiques de Haute-Saône, « de Franche-Comté et des pour­tours loin­tains de l’Est-grand, et plus loin encore jusqu’aux fron­tières d’Aus­trasie et de Neustrie… ». L’ex­plo­ration intérieure, la per­cée de lumière se fait dans l’e­space, un regard cir­cu­laire qui englobe le monde. « Ce qui brûle en ces lieux c’est un élan de pein­dre et de créer, de soulever les pier­res et de polir les matières ».

La descente en soi est labyrinthique, elle épouse le prisme de la lumière pour puis­er loin « Depuis la nuit des pier­res, la cave éclaire aus­si notre contemporain ».

 

Regard porté sur l’é­mo­tion, lumière réfrac­tée au cen­tu­ple, que le poète puise au fond de lui et nous livre et que rend bien ce poème dans Tra­ver­sée de paysage :

 

« Par­tir à dos de feuilles ou d’arbres
Par­tir vent léger

Souf­fler la sève jusqu’à la rouille
Tra­ver­sée l’é­ten­due entre mot et lumière
Trac­er de longs signes d’espace
Touch­er le geste
Et sa lumière »

 

Entr­er en réso­nance dans l’ar­bre, dans la mer, en médi­ta­tion croisée de l’oeil, de la main et du cœur, les mots du poète sur ces tableaux, œuvres qui ouvrent le regard, l’ex­pansent, déploient notre rêver­ie avec la sienne. « Des sub­stances d’e­space des écharpes d’én­ergie bat­tant au vent du geste qui fuse ».

C’est une bouf­fée d’oxygène, un vent frais qui bal­aie la lumière que nous délivre par son regard intérieur, le poète sen­si­ble à la beauté

 

« quand repose la langue
écoute
à la croisée les vibra­tions posées
sur le tis­su des jours
chaque feuille s’étend
Entends.… »

 

Le regard avance mais c’est tout le corps qui danse au milieu des couleurs déployées, 

« c’est le geste qui t’in­cline tu te pends sur la plante dans le mou­ve­ment du trait ». Il s’ag­it bien de dire le geste du pein­tre mais par osmose c’est celui du poète que nous suiv­ons. Cette manière de dire ce que l’on voit ou plutôt ce que l’on ressent à la vue d’une œuvre peinte rend magis­trale­ment les émo­tions con­jointes du pein­tre, celles du poète et celles du lecteur. On est cap­tif de ce regard sen­si­ble, nous sommes nous-mêmes dans le tableau, piégés par l’é­mo­tion révélée récursivement.

 

« tu peins à la pioche à la bêche à la hache ou au pinceau sur le drap blanc »

 

Et la page blanche elle même se rem­plit de ces mots puis­sants, sor­tis du regard ample du poète, ren­dus par une absence de ponc­tu­a­tion sou­vent, dans un élan où les blancs offrent un ralen­tisse­ment sans être une pause jamais, souf­flent « tu es vivant geyser sur le gisant du drap ».

 

« C’est ton souf­fle qui fait criss­er ton geste ta voix râpe la lande l’ate­lier est un désert ouvert à l’in­fi­ni des lan­des à peupler ».

 

C’est un ver­tige, une descente et une remon­tée, une res­pi­ra­tion ren­due par l’én­ergie vitale qui « voy­age de la sève au sang », « énergie de forge par grand vent de terre ».

Lisant ce que le poète voit, ressent, nous vivons le geste du pein­tre, nous entrons dans son souf­fle créa­teur. Le vent souf­fle dans les voiles sur cette mer de mots où nous embar­que Jacques Moulin pour dire « un envol de toile à même le sol », « un grand rouleau de mer qui laisse à nos pied une algue frêle », pour dire sur toute une page, le geste de couper un chou rouge ! « C’est l’odyssée du chou rouge ».

La nature s’en­chante dans ces jardins de ros­es « bou­ton flo­ral fuse­au fis­tons de corolles polis foli­acés », « un sou­venir de rose déposé sur la toile ». La beauté s’ex­alte dans le couron­nement des lys, « chaque jour dans l’équili­bre du jour qu’on cueille mal­gré tout ». 

Les routes d’eau accrochent le regard, nos yeux enser­rent le bleu des mers et celui des riv­ières, réin­ven­tent la langue

« l’onde bien sou­vent a découpé la roche comme un trait de ciseau ou d’on­gle rongé », ramè­nent comme « un palimpses­te de som­meils endur­cis », nous entraî­nent dans son flux, dans sa course. 

 

Chaque essai délivre un thème et on passe ain­si de l’ex­plo­ration intérieure à tra­vers les paysages à celles des corps qui ond­u­lent, des sou­venirs qui affleurent à la mémoire, à la sen­su­al­ité émou­vante d’un petit bis­cuit proustien : l’oublie. 

 

« ô l’ou­blie arrondie par la main
ô la main lev­ant les pâtes à plaisirs »

 

Pein­dre pieds nu, dans la lumière, se pencher, descen­dre et trac­er. Dans la vio­lence du geste, dans celles des mots tou­jours, trébuch­er, recom­mencer, mou­ve­ment inces­sant dans l’in­spir et l’ex­pir, le mou­ve­ment même de la vie. « Faire danser l’en­cre sur la toile », 

 

« une remon­tée de poème depuis sa chute ».

 

L’om­bre clôt l’ou­vrage sur des scènes de guerre, des scènes de mort

 

« on l’at­tend sans doute
on l’at­teint toujours
on l’aperçoit en filigrane
dans chaque geste du vivre ».

 

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Jacques Moulin, Écrire à vue

Par | 14 avril 2016|Catégories : Blog|

 

            Ce vol­ume regroupe divers textes que le poète Jacques Moulin a écrits en dif­férentes occa­sions : expo­si­tions de plas­ti­ciens au Cen­tre région­al d’Art con­tem­po­rain de Mont­béliard, en galeries ou dans des musées  ; inédits ou textes déjà pub­liés… Tous sont motivés par la même exi­gence : écrire ce qui a été vu, d’où le titre de ce livre… Les poètes ont sou­vent écrit sur les pein­tres. Ce n’est pas d’une nou­veauté absolue : l’his­toire lit­téraire a déjà présen­té de tels ouvrages ; ain­si peut-on sig­naler (entre autres), les Écrits sur l’Art mod­erne d’Aragon, ou, plus récent, La pein­ture et son ombre de Jean-Claude Schnei­der chez le même édi­teur… Mais au-delà de cette ten­dance, on peut con­stater que l’é­tude des toiles d’un pein­tre peut avoir des con­séquences dans l’écri­t­ure poé­tique : ain­si le tableau de Marc Cha­gall, Le Pont de Passy avec la Tour Eif­fel, qui ne fut pas sans influ­ence sur la rédac­tion de Zone de Guil­laume Apollinaire.

            Sans doute aurait-il fal­lu que ce livre soit accom­pa­g­né de nom­breuses repro­duc­tions en couleurs des pein­tres présen­tés par Jacques Moulin pour que le lecteur puisse se ren­dre compte des rela­tions entre les textes du poète et les travaux pic­turaux…  La seule repro­duc­tion est celle de la cou­ver­ture, une encre de couleurs d’un beau for­mat (100 x 70 cm) d’Adri­enne Farb ; mais la pré­face du cat­a­logue (pp 77–82) de l’ex­po­si­tion col­lec­tive con­sacrée à trois pein­tres donne à lire qua­tre poèmes sans que le moin­dre indice ne per­me­tte de reli­er sûre­ment cette repro­duc­tion avec un poème : peut-être le pre­mier ou le deux­ième texte ?

            Reste à se servir d’In­ter­net pour décou­vrir les plas­ti­ciens (quand on ne les con­naît pas). C’est ain­si qu’il est pos­si­ble d’établir une rela­tion entre Benoît Delescluse (qui habite Mer­suay) et les textes de la pre­mière sec­tion, “Tout part de la hanche”, dont l’inédit “La Mai­son de Mer­suay” per­met la mise en rela­tion… Mais com­ment être cer­tain que les poèmes de la série Arbres cor­re­spon­dent à des toiles ? Et lesquelles ? Com­ment tir­er prof­it de la lec­ture de ces poèmes et des suiv­ants ? Tout au plus, peut-on devin­er ou imag­in­er dans Falais­es les toiles qui ont don­né nais­sance aux poèmes. De même, faut-il lire “La Mai­son de Mer­suay” en ayant sous les yeux des cartes routières pour situer Mer­suay (au nord de Vesoul) et suiv­re l’it­inéraire de Jacques Moulin. Et com­pren­dre quelque chose au texte dès lors qu’on n’est pas de la région ! La décou­verte du plas­ti­cien s’as­sim­i­lant alors à un jeu de piste ou à la quête du Graal. Il faut lire atten­tive­ment le texte pour décou­vrir les artistes exposés à la galerie La Prédelle (Hol­lan, Grall, par exem­ple…) : beau texte se dira le lecteur qui déplor­era l’ab­sence d’images !

             Des ques­tions comme “Et qu’en est-il lorsque le noir et le blanc empor­tent tout par grandes coulées som­bres ?” posent juste­ment le prob­lème… Com­ment la couleur résiste-t-elle ? Il faut atten­dre le texte écrit à pro­pos d’une dépo­si­tion de croix de Rubens pour s’é­panouir même si le tableau pré­cis de Rubens reste incon­nu quand le genre par­le au lecteur qui peut se représen­ter ce qu’il ne voit pas. De même, le lecteur peut aus­si dériv­er à par­tir d’autres toiles de Rubens vues ici ou là : je me sou­viens en par­ti­c­uli­er d’une descente de croix con­servée au musée de Valen­ci­ennes qui mon­tre une femme blonde lavant ( ? ) les pieds du Christ dont les plis de la robe révè­lent mieux son corps que la nudité du mod­èle… Puis­sance du texte donc au-delà de la fragilité du souvenir.

            La sec­tion “La botanique des jours” com­mence par ces mots : “Il peint Je regarde  Ça bruit J’é­coute // Silence L’én­ergie cir­cule Il peint J’écris”… C’est à pro­pos du pein­tre Charles Belle, l’homme qui déclara “le sujet en pein­ture, ce n’est pas le sujet !”,  etc. Tout est dit de ce qui se dit entre le pein­tre et l’écrivain. Le reste ne va pas sans obscu­rité. Mais ce n’est pas seule­ment la pein­ture qui intéresse Jacques Moulin, égale­ment la pho­togra­phie avec Jean-Louis Elzéard ou Car­ole Denéchaud : “Qu’est-ce que tu trames sur ces pho­tos” demande-t-il à cette dernière. Je ne sais pourquoi, mais je pense à “Por­tique”, son dernier recueil de poèmes que j’ai lu, illus­tré par  Ann Lou­bert ; est-ce parce que ça par­le de grues, de rails, de tringles, de bar­res ? Il y a un cer­tain humour, très noir, à écrire “La pho­to fait silence” alors qu’elle n’est pas dans le livre !

            Oublie sem­ble être le texte d’un livre d’artiste pub­lié avec Véronique Diétrich (La Mai­son Chauf­fante édi­teur). Placé sous le signe d’Arthur Rim­baud (“J’aimais les pein­tures idiotes, dessus de portes… enseignes, enlu­min­ures pop­u­laires”), il évoque l’en­fance avec ses palets, cerceaux et le passé avec l’ou­blie qui est une pâtis­serie remon­tant au Moyen Âge… Jacques Moulin aime les plas­ti­ciens. Ses textes le prou­vent qui dis­ent les matières, le geste, les tech­niques, l’ate­lier, les bruits… Mais il n’ou­blie pas qu’il est poète ; n’écrit-il pas à pro­pos d’Ann Lou­bert : “Asseoir  la présence toile à l’en­vers. Une remon­tée de poème depuis sa chute”. L’énigme de la créa­tion pic­turale est dans ces mots…

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