Jacques Sicard, La Géode & l’Eclipse
La géode : dans ce titre qui intrigue, je pressens à la fois, de façon amphibolique, la fameuse salle de cinéma de la cité des sciences, mais aussi cette roche magmatique que ne rejetterait pas Roger Caillois : ronde comme la terre dont elle porte le nom, elle contient en son sein, (lithos cavernoso), creux et obscur comme la caverne de Platon, des éclats minéraux, fragments vitreux comme d'un œil d'où s'éclipse la vue offusquée par la taie de la cataracte, mais qui garde le souvenir des perceptions, ainsi que la décrit l'auteur dans l'un des textes liminaires :
L’œil est une géode qui s'emplit de couleur musculaire lorsqu'on en crève l'iris et que l'effraction qu'est en soi la lumière du jour n'y pénètre plus. La mémoire des millions d'images intérieures qui sur sa coupole furent projetées après capture de leurs modèles extérieurs en constituent les fibres animées (p.12).
L'éclipse, l'ellipse, sous-tendent toute la première partie de ce livre tripartite, où, sous le titre de l'Esperluette, sont regroupés des textes au titre dyadique, aussi provocateurs et arbitraires que les attelages proposés, sources d'étonnement, et outils à rêver/penser. L'éclipse touchant l’œil, par la taie temporaire d'un clin, d'un astre, n'est pas sans relation avec le déroulement faussement continu du cinématographe – l'intermittence de la lumière obturée à intervalles réguliers, cette fermeture faisant lien/ellipse entre les images que nous percevons ((p.13 – L'Aile & L'Ellipse, sur Hou Hsiao Hsien "maître de l'esthétique de l'éclipse" et la musique d'India Song.)). Entre deux pauses, les poses, qui racontent une histoire – et parfois cette chute – la ptose évoquée p.52 – "l'affaissement brutal et prémédité du mouvement dans l'image – il y demeure sous tension, bien que sans avenir (...)" Sans avenir autre que l'imagination sollicitée du spectateur/lecteur, en quête de sens. ((L'importance du temps (temps et son chez Rivette) ))
"La langue de Jacques Sicard vise le fragment dans sa chute, travaille l'éclat, accueille la clôture", écrit Elisabeth Gailledrat en clôture de ce recueil, dont le titre-tryptique intrigue. C'est à cette exploration que nous invite l'auteur par ce signe à la fois commun et désuet de l'esperluette – ligature soudant les deux noms, et dessinant aussi comme une liane la figure elliptique d'un infini, qui est celui de l'imaginaire... "ce signe mêle l'inexpressivité à la conjonction".
Comme le montage de Jancso est également elliptique, elliptique et politique, la discontinuité qu'il introduit dans la suite des scènes, qui n'est sensible que dans l'après coup, a l'hébétude aliénante d'un après-midi d'été." (p.22)
Art du fragment, de l'éclat donc, que ces textes qui parlent d'image à travers cinéma et littérature – qui donnent à voir du plus intime du regard, là où "Parfois l’œil est un grain de voix qui a roulé au creux de l'orbite". Grains de parole poétique qui explorent le ténu domaine de l'intersection entre vue et son, entre "cadre et intervalle. Dont le précipité est un écran luminescent et vide". Jacques Sicard nous maintient sur cette ligne de crête que trace son style, pour lequel "une ligne d'écriture n'est jamais qu'une image vue de sa tranche" – entre , dans l'entre-deux où le signe est indécis, avant de se poser – et de poser un sens en tombant. Ainsi toute lecture de Jacques Sicard est -elle toujours en suspens, et la puissance de cet in-stant hante le lecteur d'images-sens sensorielles : il l'amène à voir/écouter ce qui se déroule dans cette géode de l’œil et de la mémoire des images – ce hors-lieu qu'il nous indique à travers son analyse du cadre cinématographique qui 'n'est pas un espace, mais une métaphore de la pensée et de l'imaginaire – pensée analogique primordiale si difficile à retrouver dans nos esprits façonnés par la logique et la linéarité.
On pourrait conclure (sans épuiser les ressources de ce livre, à consulter, à déguster pour la beauté des mots, sans cesse, par intermittences) en citant in-extenso ce que Jacques Sicard dit du haïku – la forme littéraire au fond la plus proche de l'esthétique et de la philosophie qui sous-tendent ses analyses :
Le haïku ne provoque qu'une seule sorte d'assentiment : à ce qui apparaît dans son cadre de dix-sept syllabes. La ressemblance avec le tout-venant de la nature ou de l'espèce humaine vacant à ses tristesse, ses joies, ne doit pas tromper sur l'intention du dispositif qui est au sens propre un préavis de réel, l'inhabité séjour, le plus inepte des espoirs – traverse-t-on les miroirs?
Le haïku ne provoque aucune sorte d'assentiment. Il ravit, il rapte heureux, collant à ses barreaux syllabiques ou pas l'âme liseuse de l’œil d'où la pensée bée en plaie sur une cabane, un poêle, une tasse de thé couleur paille – Réel-Eden.