James Emanuel : poèmes traduits et présentés par Jean Migrenne

 

Lorsque j’ai traduit et contribué à publier James Emanuel dans POÈTES DE NEW YORK puis dans DE LA RAGE AU CŒUR, chez Amiot.Lenganey en 1991 et1992, il n’était déjà plus de New York. Je l’avais rencontré en 1986, il était parisien depuis deux ans. Cet exil volontaire et définitif, prit fin avec son décès en 2013. Pour en savoir davantage, il faut consulter Black American Writers in France, de Michel Fabre, University of Illinois Press, 1991, ainsi que ce que James a bien voulu révéler de lui-même dans The Force and the Reckoning, Lotus Press, 2001.

Le parcours de James est à la fois archétypal et singulier. Il tient tout autant du contre-rêve américain (via un Go East Young Man de petits boulots et de service sous l’uniforme qui aboutirent à la consécration universitaire) que de son négatif qu’est le cauchemar racial tel qu’il se vit encore aujourd’hui.

Pour James, New York fut à la fois fin de rêve et début de cauchemar, passage de la rage au cœur.

 

J’avais défini James comme « poète de l’instant ». Aujourd’hui je le dirai poète du moi. Toute l’œuvre de James est ainsi centrée. La lire c’est le comprendre et en apprendre plus sur lui-même que l’homme, fort réservé, n’a jamais voulu en laisser paraître et, surtout, dire. Disons aussi que James a toujours été conscient de son rôle d’artiste en équilibre entre rêve et cauchemar.

 

James a toujours daté ses poèmes (composition et publication) qu’il voulait voir classés par thèmes dans les anthologies ou recueils d’œuvres complètes. Suivons-le :

 

Être ou ne pas être : Le Nègre (The Negro), 1961-1965.

 

Mirage.
Rien à voir.
Existe-t-il ?
Fantôme noir :

Yeux qui roulent,
Merci pat’on, y’a bon.
Dès qui roulent,
Rasoir sans merci.

Image
De pitre.
Homme
Sans titre.

 

 

 

Écrire : L’Auteur noir (A Negro Author), 1968.

 

 

J’ai écrit en noir aujourd’hui
Et j’aimerais bien savoir
Ce qu’en diront les Noirs.
Demain je vais écrire en blanc
Si ma plume sait comment
Relever ce défi.

Je veux être moi, je rêve
D’être un arbre pour voir ma sève
S’écrire en feuilles si belles
Que tous les verraient comme telles.

Mais Noirs et Blancs auront à l’œil
Celui qui n’écrit que des feuilles
Et... de quelle couleur je vous prie ?
C’est le piège où l’arbre m’a pris.

 

 

 

Écrire en noir (couleur) : Emmett Till, 1963.

 

 

Ce sifflet, là-bas,
Qui vient de la rivière,
C’est Emmett, le petit gars
Qu’on a cru tuer hier.
Dans les eaux noires
Où flotte sa mémoire,
Dans le silence glacé,
Voyez-le danser.
Oh ! contez-moi
Comme aux enfants sages
La légende du petit gars
De la rivière qui nage
Au milieu des trésors
Longtemps après sa mort
Et qui porte au cou
Le corail d’une roue.

 

 

 

Écrire en noir (pour l’art) : JAZZ from the Haiku King, Broadside Press, 1999.

 

 

 

Four-Letter Word

 

JAZZ est un gros mot
qui te prend du sexe au cerveau:
tu l’as dans la peau.

 

John Coltrane

 

« Love Supreme » : ça file
et JA-A-Z éclair, mais
sans brûler d’arrêt.

 

Miles Davis

 

Miles, vrai lynx, dans l’œil
de celles qu’il chasse, grand deuil,
plié en deux, tchatche.

 

Bojangles and Jo

 

Danse et grand sourire
sur l’escalier : c’est du JAZZ,
c’est Bill Robinson.

Champagne en haut, pagne
en bananes : tout Paris, oui,
à tes genoux, Jo.

Taille de réglisse,
houle de bananes, rythmes
de JAZZ et délices.

Ton strass et ta danse
te couronnent Joséphine,
enflamment la France.

 

 

 

Écrire, en noir, (l'exorcisme) : après la tragédie personnelle, résultant du suicide (appris à New York) de son fils,
lui aussi prénommé James :

 

Deadly James, 1985-1987
 

 

 

(À toutes les victimes des brutalités policières)

 

Ce trio de flics ratonneurs, à San Diego,
Pourquoi t’a-t-il cru porteur de mort, James ?

Je prends leurs têtes de coupables dans mes bras,
je leur offre un berceau,
mes muscles noués font taire leurs yeux,
leur éclairent un retour vers le passé :
ta petite fenêtre, James, rouverte,
ton palomino à bascule
et ses yeux de verre perturbés
lorsque ton sang qui soudain gicla sur sa crinière d’ivoire
t’apprit que le couteau de cuisine que tu suçais
n’était pas ce que tu croyais, pouvait aussi cracher
sur la moquette fauve des traces à faire suffoquer :
mortelles, James.

Mon étreinte se resserre sur leurs têtes,
leurs veines se gonflent pour te comprendre, James,
toi qui, à peine assez grand pour courir,
dansais tout seul, à Brooklyn, sous la pluie
que tes copains plus âgés fuyaient ;
tes bras, tes lèvres, ton rire se tendaient
à l’envi de ce que déversait le ciel
sur les torrents qui bondissaient en toi :
torrents de mort, James ?

Je serre leurs têtes contre moi
avec les forces que j’avais gardées pour toi, James :
les globes de leurs yeux s’assombrissent dans notre
effort commun pour retrouver ton saxo, les notes que tu lançais,
allongé, en chaussettes, au fond d’édredons
surgis de ton lit dans le désordre de cet avant-poste
en terres inconnues qu’était devenue ta chambre.
La porte arborait un DÉFENSE D’ENTRER
qui protégeait les élans de ton cœur
quand ton saxo d’or poussait avec foi sa note exclusive,
ce cri de ta solitude douce et sauvage,
incitant les voisins à te pardonner
avant que tu ne t’essaies aux gammes connues des débutants.
Toi tu avais commencé au plus haut, James :
danger mortel.

L’étau se resserre sur leurs têtes,
sous l’emprise du souvenir que j’ai de toi,
abandonné, là où ils t’ont vidé de ton sang,
t’ont réduit à la goutte ultime,
avec leurs révolvers armés, leurs matraques musclées,
ces trois flics étonnés de découvrir le défi
de la beauté hors de leur atteinte,
dans une petite fleur brun-sombre, substance de toi, James,
dressée,
que tes larmes d’homme
revivifiaient un instant.

Dans mes bras de fer leurs têtes se dessèchent
et, coques creuses, roulent au sol…
Si ta nouvelle sagesse d’outre-tombe t’y invite,
relève-les.

Mais à chaque fois que te reviendra un goût de sang,
de pluie ou de musique,
fais que ton innocence soit mortelle, James,
bien
plus mortelle.

 

James n’en supportait pas la lecture en public.

 

 

Écrire au cœur : À table, ma dame, (My Lady Eats) 1986-1987.

 

 

À table, ma dame
garde la main fermée,
on dirait qu’elle froisse
une fleur.

 

Au déjeuner, un jour,
mes doigts ont passé la nappe,
doucement,
pour ouvrir les siens.
Vernis d’argent, ses ongles
ont dit : « Merci »,
se sont refermés.

 

C’est ça la politesse ;
une seule rose, sur tige,
une intuition, préparée
pour rester à la porte
quand on ne lui ouvre pas,
des émois, les miens et les siens ce jour-là,
manquant de vigueur
pour forcer la porte.

 

Parfois je m’y essaie
à l’appel de mes spéculations :
un matin, un midi, un soir, peut-être,
qu’elle était encore enveloppée
« de sucres, d’épices et de friandises »,
des doigts familiers ont-ils ôté ce manteau,
l’ont-ils épousseté, chargés de crainte, de honte, de haine...
ou d’amour même ?

 

à table, ma dame
garde la main fermée,
tandis que je suis là,
brûlant
d’offrir l’ouverture,
armé d’une rose,
de syllabes.

 

 

*

 

 

Message reçu après avoir annoncé le décès de James à quelqu’un qui l’avait connu à Londres et à Paris :

 

Cela nous attriste vraiment beaucoup. C'était quelqu'un de vraiment exceptionnel. On se souviendra, bien sûr, de son talent, de son histoire incroyable, de la douleur qu'il portait en lui, et de bien d'autres choses, mais aussi de sa modestie, de son sens de l'humour, de sa délicatesse.  Il avait la classe, comme on dit.  They just don't make them like that anymore.

 

*

 

Supplément, inédit :

 

Écrire du cœur et en militant : La ballade d’Abu-Jamal, 1996 
(Avant que sa peine de mort ne soit commuée en réclusion perpétuelle,
James a constamment soutenu Mumia Abu-Jamal, incarcéré à vie, notamment en lui écrivant .
La parenté avec Deadly James est flagrante.

 

 

 

La Ballade d’Abu-Jamal

 

Mumia, tuméfié, gît dans la poussière :
on n’en sait rien chez lui,
pour qui, jusqu’à présent, plaque et matraque
n’étaient pas ennemies.

 

Il se réveille dans la peau d’une panthère,
tresse noire sur la tête.
L’hôpital endurcit le feulement
juvénile de la bête.

 

L’air s’électrise alors qu’il se libère
le crâne des bandages
et qu’il les lance en cris farouches aux voix
tenues en esclavage.

 

Les gamelles résonnent autour de Mumia,
on déchaîne les entraves,
on revit les morts après coups reçus,
et blessures trop graves.

 

Le rouge est mis sur le dos de Mumia
que ses dreadlocks entraînent.
Les images de mort qu’il serre sur son cœur
courent les antennes.

 

Un brûlot enflamme le livre de Mumia,
(lancé au condamné
à mort : Tueur de flic ! Tueur de flic !)
mémoire de prisonnier.

 

STOP : Pennsylvanie, les feux sont au rouge ;
aux yeux de toute le terre
un INNOCENT qu’on exécute c’est un
HOMICIDE VOLONTAIRE !

 

Traductions ©Jean Migrenne.