Ce livre de James Lon­gen­bach est remar­quable. Il pose une ques­tion essen­tielle quant à la place de la poésie dans le monde : la poésie doit-elle avoir pignon sur rue ? Et, à tra­vers un essai pré­cis, au fil de neuf chapitres con­vo­quant la grande poésie améri­caine, l’au­teur, par la méth­ode de la com­para­i­son, répond néga­tive­ment à cette ques­tion. La poésie ne doit pas avoir pignon sur rue. Non seule­ment elle ne le doit pas, mais elle ne le peut pas, car là n’est pas son rôle.

Voilà un sujet qui intéresse au pre­mier plan Recours au Poème tant la posi­tion de l’au­teur sem­ble entr­er en con­tra­dic­tion avec l’am­bi­tion d’une revue inter­na­tionale et heb­do­madaire de poésie. Cepen­dant la con­tra­dic­tion est apparence. Car Lon­gen­bach, affir­mant que la poésie est elle-même résis­tance, résis­tance par essence, et résis­tance à elle-même, affirme que pour goûter pleine­ment la séman­tique d’un poème il y a de la part du lecteur un effort à fournir, un effort qui par­ticipe de l’émi­nent plaisir procuré par la poésie, effort pour saisir les entrelacs de la forme, du rythme, des nuances, bref, de la tech­nique sig­nifi­ante du poème. En ceci, la poésie s’op­pose fon­da­men­tale­ment à la prose romanesque qui se laisse abor­der par la nar­ra­tion procu­rant un plaisir immé­di­at mais sou­vent pas­sager. La poésie qu’é­tudie Lon­gen­bach relève de la philoso­phie sub­limée. La lire, c’est la faire sienne, l’in­té­gr­er à son être, à la vérité de son être, l’avoir con­quise, avoir for­cé sa résis­tance pour ren­forcer sa pro­pre vie.

Le poème, nous dit Lon­gen­bach, ne nous par­le, au-delà du sig­nifi­ant, au-delà des émo­tions, au-delà des images qu’il nous présente, que de lan­gage. Écrire un poème, c’est ren­tr­er dans le bain du lan­gage et ten­ter de le mod­i­fi­er, de le faire évoluer. Bien des poètes, et non des moin­dres (on songera ici à Jean Gros­jean), affirmeront le con­traire, c’est-à-dire que le lan­gage n’évolue pas. Cepen­dant, tra­vailler le poème, c’est tra­vailler la langue. Et percevoir les nuances tis­sées dans un poème relève d’une exigeante et haute atten­tion. Voilà le rôle de la poésie. Son état pro­pre. Il y est ques­tion de lan­gage, c’est-à-dire de ce qui nous fonde en pro­pre, nous autres êtres humains.

Dans cette per­spec­tive, l’au­teur ne dit pas qu’il faut résis­ter à l’é­man­ci­pa­tion de la poésie. Qu’elle soit lue par le grand nom­bre ou par des hap­py few ne mod­i­fie en rien son essence exigeante. Mais plus de lecteurs s’y adon­neront, plus le niveau de lan­gage s’en trou­vera hissé.

L’ou­vrage de Lon­gen­bach s’or­gan­ise autour de neuf chapitres, ain­si nom­més : 1- La résis­tance à la poésie. 2- La fin du vers. 3- Formes de dis­jonc­tion. 4- L’his­toire et la chan­son. 5- Une occu­pa­tion pas très nette. 6- La voix de la poésie. 7- Ou d’un autre côté. 8- Ne pas tout dire. 9- Com­pos­er l’é­ton­nement. L’au­teur ren­tre avec une pré­ci­sion inter­pré­ta­tive d’or­fèvre dans les poèmes de Robert Burns, d’Ezra Pound, de William Car­los Williams, de  Yeats, d’E­liot, d’Op­pen, de John Ash­bery, de Auden, de Wordsworth etc, et étudie la ver­si­fi­ca­tion, la syn­taxe, la dis­jonc­tion, toute nuance tech­nique qu’à pre­mière lec­ture le lecteur prendrait pour des détails sans impor­tance mais qui sont la fon­da­tion de toute grande poésie. Il est ici impos­si­ble de don­ner un aperçu de la richesse de cet essai, tout en sub­til­ité, tout en nuances, étu­di­ant la portée par exem­ple de la ver­si­fi­ca­tion ou de la fin de la ver­si­fi­ca­tion chez Williams.

À l’heure de la marchan­di­s­a­tion de la poésie cor­re­spon­dant à celle du monde, à l’heure de l’avène­ment d’un mod­èle stan­dard, Lon­gen­bach affirme par son essai vir­tu­ose que dans la poésie se trou­ve la lib­erté échap­pant à toute forme de norme et d’emprise. La poésie est l’e­space de lib­erté. “La poésie n’at­tend de nous aucune jus­ti­fi­ca­tion ; elle nous demande d’ex­is­ter” affirme Lon­gen­bach. C’est exacte­ment ce qui ani­me Recours au Poème, cet esprit de résis­tance déjouant la norme poli­cière dans laque­lle le monde chaque jour s’en­ferme avec tant d’en­train et d’assentiment.

 

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Gwen Garnier-Duguy

Gwen Gar­nier-Duguy pub­lie ses pre­miers poèmes en 1995 dans la revue issue du sur­réal­isme, Supérieur Incon­nu, à laque­lle il col­la­bore jusqu’en 2005.
En 2003, il par­ticipe au col­loque con­sacré au poète Patrice de La Tour du Pin au col­lège de France, y par­lant de la poé­tique de l’ab­sence au cœur de La Quête de Joie.
Fasciné par la pein­ture de Rober­to Mangú, il signe un roman sur son œuvre, “Nox”, aux édi­tions le Grand Souffle.
2011 : “Danse sur le ter­ri­toire, amorce de la parole”, édi­tions de l’At­lan­tique, pré­face de Michel Host, prix Goncourt 1986.
2014 : “Le Corps du Monde”, édi­tions Cor­levour, pré­facé par Pas­cal Boulanger.
2015 : “La nuit phoenix”, Recours au Poème édi­teurs, post­face de Jean Maison.
2018 : ” Alphabé­tique d’au­jour­d’hui” édi­tions L’Ate­lier du Grand Tétras, dans la Col­lec­tion Glyphes, avec une cou­ver­ture de Rober­to Mangù (64 pages, 12 euros).
En mai 2012, il fonde avec Matthieu Bau­mi­er le mag­a­zine en ligne Recours au poème, exclu­sive­ment con­sacré à la poésie.
Il signe la pré­face à La Pierre Amour de Xavier Bor­des, édi­tions Gal­li­mard, col­lec­tion Poésie/Gallimard, 2015.