Janine Modlinger, Le Séjour

Par |2019-03-12T14:00:24+01:00 3 mars 2019|Catégories : Janine Modlinger, Poèmes|

 

LE SÉJOUR

 

L’émotion sur­git. Perce la glace du som­meil, de la peur, des habitudes.

Dehors, la mer­veille. La mon­tagne dif­fuse le silence, le seul qui convienne.

On se met à l’écoute de ce silence. On écoute la mon­tagne, la roche, les sapins
agglu­tinés sur la paroi, l’eau qui descend de là-haut.

À l’écoute du silence, de la joie. La mon­tagne scin­tille, éveille en soi un lieu
secret, dense, ignoré.

Un lieu qui appa­raît et dis­paraît, comme un feu follet.

La mon­tagne, flamme d’eau vive.

Tout à l’heure, leurs corps allongés l’un près de l’autre, dans la nuit de 
l’ignoré.

Fon­dus dans l’immense.

Main­tenant, il lui dit: « J’étais à Venise, très jeune. J’allais en bateau d’un lieu 
à l’autre, j’allais à ta rencontre. »

Com­ment ont-ils pu tra­vers­er la nuit, la longue nuit de la douleur, pour se
retrou­ver main­tenant, dans l’eau claire de la présence ?

Écrire. Écarter l’obscur. Trac­er des mots de silence, éclats de présence peut- 
être.

Être venu à vie, com­ment faire pour que cela ne soit pas une anec­dote, une 
his­toire vaine entre les plis du sable, déjà oubliée, close pour tou­jours, un 
remue­ment sans signification.

Elle ne sait pas. Elle con­tin­ue à creuser l’ignoré.

Elle regarde les tables, les serveuses, ceux qui man­gent, la disposition 
méthodique des choses, des jours, l’aller et venue des gens.

Insignifi­ance ou pléni­tude ? Par­fois elle ne sait pas. Elle chavire dans l’entre
deux, dans l’ignorance, dans la perplexité.

Elle attend.

Elle songe à son regard bleu, boulever­sant, tou­jours neuf, elle songe à ses bras 
entourant sa taille, les mains cares­sant le silence. Elle songe à la sim­plic­ité, à
l’évidence de l’amour.

Ils sont allés dans le blanc. Dans les neiges. On voit mieux dans le blanc que 
dans la pleine clarté. La brume per­met la vraie vision. Celle qui est autant vers le 
dedans que vers le dehors.

Elle sort l’appareil de pho­to, appuie sur le bou­ton et regarde. Il n’y a presque 
rien. Une cabane de bois recou­verte de neige, quelques sap­ins et l’immensité du
blanc tout autour. La joie s’approche d’elle.

Venue ici pour célébr­er en mots, en images, la présence.

Il faut avoir con­nu enfant la perte absolue, la dis­pari­tion d’une mère, l’attente
inter­minable, suf­fo­cante de son retour, pour ensuite saluer la présence.

Pour ne pas mourir à son tour, on va bor­der le silence avec des mots. On va
remailler l’absence sur la feuille d’écriture. Faire le tra­vail hum­ble et patient de 
la tisserande.

Étoffe à partager avec les autres, les lecteurs. Nous sommes venus ici pour 
donner.

Elle pose des mots sur la feuille blanche, des mots sim­ples, comme des petits 
cail­loux pour retrou­ver son chemin.

L’existence aura été vaine si la parole et l’écoute n’ont pas été portées à 
hau­teur d’homme. On aura vécu comme des ombres avant de retourn­er à
l’obscur.

Se par­ler, s’écouter, laiss­er le flux s’écouler, dans la tran­quil­lité de la
présence.

 

***

 

 

Ce silence a sans doute tué Paul Celan, venu à Tod­trauberg dans l’espoir que 
quelques mots venus de bouche humaine seraient dits par le grand penseur.

    À genoux devant les mots : ceux qui vont me don­ner la vie, me ressusciter, 
me sauver. Ceux qui peu­vent me défaire, me met­tre à mort.

    Par­al­lélisme, sans doute exagéré, entre l’absence meur­trière de mots chez 
Hei­deg­ger, et les cat­a­clysmes intimes où l’absence de mots m’a terrassée.

    Regarde. Toutes ces couleurs, fon­dues l’une en l’autre, ces lieux aimés,
célébrés, l’aventure du vivre, cette manière de se mou­voir mal­gré l’absence.

    Cette grâce : être mort plusieurs fois et avoir ren­con­tré, à l’instant fugace, la 
vraie vie.

    Mais renaître est la tâche de chaque jour. C’est comme une neige qui
encom­bre le chemin et qu’il faut sans cesse déblayer.

 

***

 

 

Durant tout le séjour, le soleil avait dis­paru. Le paysage était d’autant plus
beau.
    Il était voilé.

    Appari­tion, dis­pari­tion, les brumes s’étalent à l’horizon, s’agenouillent, 
regar­dent le monde avec bien­veil­lance, puis s’en vont. L’essentiel est dit :
appa­raître, dis­paraître, naître, mourir.

    Elle aime ce qui se cache, ce qui est voilé. Elle sait que l’essentiel 
s’appréhende lente­ment. À pas lents, à pas comptés.

    Dans la démesure ou dans l’extase, parfois.

    La brume per­met d’avoir la vraie vision. Celle qui est tournée vers le dehors
et vers le dedans.

    Elle avait sor­ti son appareil de pho­to, non pour capter l’insaisissable, mais
pour le suggérer.

    Elle sourit devant la mer­veille : la nature a inven­té ce qu’il y a de plus
impal­pa­ble, de plus ténu, cette grâce accordée au ciel, cette ouate aéri­enne. La 
brume flotte là-haut si légère, et voici qu’elle songe à l’Ange de Reims, à la 
beauté d’un sourire, à un bais­er d’amour.

    Oui, la légèreté existe, se dit-elle, réc­on­cil­iée, en regar­dant le déploiement 
sou­verain des nuages là-haut.

    Entre le vis­i­ble et l’invisible, tel est le lieu de notre existence.

    Dans les brumes, le paysage s’abandonne au monde.

    Fon­dus, con­fon­dus l’un en l’autre, il y a comme un acte d’amour 
entre le ciel et la terre.

    Comme là-bas, entre les sables et la mer.

    Le ciel s’incline vers la terre, et la terre s’unit au ciel.

La vie appa­raît dans sa dimen­sion plénière : dans son clair-obscur.

    Quelle jubi­la­tion de devin­er les sap­ins, les roches, les som­mets cachés 
der­rière le fin rideau de nuages.

    Voilés, dévoilés, en mou­ve­ment, en mouvance.

    Tout ce qui est élevé, l’amour, l’Éros, le religieux, appa­raît voilé.

    Le voilé recèle ce tré­sor qu’elle aime, la pudeur, l’effacement.

                  Car tout est mys­tère. L’écriture veille sur ce mystère.

 

***

 

 

C’est juste­ment cette blessure que j’aime.

    Cette trouée, par­mi les arbres, cette peau de la mon­tagne blessée à vif. Ce 
sang blanc.

    La nuit tombe main­tenant, une encre bleue se répand. Le con­traste entre le
blanc des neiges et l’ombre des sap­ins s’accentue. Ces nuances me ravissent, 
m’illuminent.

    Som­mets plongés dans la brume, bien­tôt dans les ténèbres et le froid.

    Hautes soli­tudes des roches là-haut, et aucun regard pour veiller.

    Mon regard caresse l’immense trouée qui creuse la roche, sépare la montagne, 
la fend, coulée de blanc, d’innocence, du haut jusqu’en bas.

    C’est par là que la mon­tagne respire, chair pal­pi­tante, vivante, ouverte.

    On dirait qu’un tor­rent de neige s’écoule, une eau bruis­sante, une blessure qui
chante.

 

***

 

 

  Ma demeure est le présent. Pléni­tude précaire.

    Entre deux bat­te­ments de porte, dans ce présent frag­ile, je nidifie.

    J’ouvre les portes du regard et de l’écoute. J’ouvre les vannes. Tout flamboie.

    Le réel s’avance, sou­verain, incon­nu. Je titube, entre éblouisse­ment et
détresse.

    Et ce silence dehors, ce silence invraisem­blable, sécrété en cet instant par les 
montagnes.

    Les voici dressées, bar­rière de roche et de silence, à la fois réelles et 
immatérielles.

    Des mon­tagnes, pas seule­ment. C’est devant l’univers lui-même que je suis.

    Devant l’inouïe beauté, devant l’univers terrifiant.

 

***

 

 

Si grande, la beauté, plénière, énig­ma­tique. J’en éprou­ve un ver­tige, je vacille
sur l’immaculé de la neige.

    Il faudrait creuser en soi une vasti­tude pour l’accueillir.

    Il faudrait s’amplifier, se simplifier.

    Met­tre en soi des éten­dues de blancheur, de silence, de générosité.

    Comme toi ce matin, recueil­li sur le piano virtuel de ta tablette, te mettant
soudain à créer. Je t’ai enten­du t’élancer vers la beauté, l’accueillir de tout ton 
souf­fle d’homme. Tes doigts ont effleuré les touch­es, la musique est venue à
mon âme.

    Adossée à la beauté, con­fi­ante, l’effleurement du bon­heur, peut-être.

    Savam­ment, douce­ment, chaque fois que je l’accueille, la beauté se dépose en 
moi, nid­i­fie, devient source, eau vive, lumière.

    Entre les plis de la roche, de l’arbre, du ciel, il y a encore à voir, à respir­er, à
goûter. Le goût de la vie est comme une semence inépuisable.

    La beauté, sur­plom­bant l’absence, dans un com­bat interminable.

 

Présentation de l’auteur

Janine Modlinger

Janine Mod­linger est une poétesse française née en 1946. Elle vit à Paris où elle a enseigné la littérature. 

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