Janine Modlinger, Le Séjour
LE SÉJOUR
L’émotion surgit. Perce la glace du sommeil, de la peur, des habitudes.
Dehors, la merveille. La montagne diffuse le silence, le seul qui convienne.
On se met à l’écoute de ce silence. On écoute la montagne, la roche, les sapins
agglutinés sur la paroi, l’eau qui descend de là-haut.
À l’écoute du silence, de la joie. La montagne scintille, éveille en soi un lieu
secret, dense, ignoré.
Un lieu qui apparaît et disparaît, comme un feu follet.
La montagne, flamme d’eau vive.
Tout à l’heure, leurs corps allongés l’un près de l’autre, dans la nuit de
l’ignoré.
Fondus dans l’immense.
Maintenant, il lui dit: « J’étais à Venise, très jeune. J’allais en bateau d’un lieu
à l’autre, j’allais à ta rencontre. »
Comment ont-ils pu traverser la nuit, la longue nuit de la douleur, pour se
retrouver maintenant, dans l’eau claire de la présence ?
Écrire. Écarter l’obscur. Tracer des mots de silence, éclats de présence peut-
être.
Être venu à vie, comment faire pour que cela ne soit pas une anecdote, une
histoire vaine entre les plis du sable, déjà oubliée, close pour toujours, un
remuement sans signification.
Elle ne sait pas. Elle continue à creuser l’ignoré.
Elle regarde les tables, les serveuses, ceux qui mangent, la disposition
méthodique des choses, des jours, l’aller et venue des gens.
Insignifiance ou plénitude ? Parfois elle ne sait pas. Elle chavire dans l’entre
deux, dans l’ignorance, dans la perplexité.
Elle attend.
Elle songe à son regard bleu, bouleversant, toujours neuf, elle songe à ses bras
entourant sa taille, les mains caressant le silence. Elle songe à la simplicité, à
l’évidence de l’amour.
Ils sont allés dans le blanc. Dans les neiges. On voit mieux dans le blanc que
dans la pleine clarté. La brume permet la vraie vision. Celle qui est autant vers le
dedans que vers le dehors.
Elle sort l’appareil de photo, appuie sur le bouton et regarde. Il n’y a presque
rien. Une cabane de bois recouverte de neige, quelques sapins et l’immensité du
blanc tout autour. La joie s’approche d’elle.
Venue ici pour célébrer en mots, en images, la présence.
Il faut avoir connu enfant la perte absolue, la disparition d’une mère, l’attente
interminable, suffocante de son retour, pour ensuite saluer la présence.
Pour ne pas mourir à son tour, on va border le silence avec des mots. On va
remailler l’absence sur la feuille d’écriture. Faire le travail humble et patient de
la tisserande.
Étoffe à partager avec les autres, les lecteurs. Nous sommes venus ici pour
donner.
Elle pose des mots sur la feuille blanche, des mots simples, comme des petits
cailloux pour retrouver son chemin.
L’existence aura été vaine si la parole et l’écoute n’ont pas été portées à
hauteur d’homme. On aura vécu comme des ombres avant de retourner à
l’obscur.
Se parler, s’écouter, laisser le flux s’écouler, dans la tranquillité de la
présence.
***
Ce silence a sans doute tué Paul Celan, venu à Todtrauberg dans l’espoir que
quelques mots venus de bouche humaine seraient dits par le grand penseur.
À genoux devant les mots : ceux qui vont me donner la vie, me ressusciter,
me sauver. Ceux qui peuvent me défaire, me mettre à mort.
Parallélisme, sans doute exagéré, entre l’absence meurtrière de mots chez
Heidegger, et les cataclysmes intimes où l’absence de mots m’a terrassée.
Regarde. Toutes ces couleurs, fondues l’une en l’autre, ces lieux aimés,
célébrés, l’aventure du vivre, cette manière de se mouvoir malgré l’absence.
Cette grâce : être mort plusieurs fois et avoir rencontré, à l’instant fugace, la
vraie vie.
Mais renaître est la tâche de chaque jour. C’est comme une neige qui
encombre le chemin et qu’il faut sans cesse déblayer.
***
Durant tout le séjour, le soleil avait disparu. Le paysage était d’autant plus
beau.
Il était voilé.
Apparition, disparition, les brumes s’étalent à l’horizon, s’agenouillent,
regardent le monde avec bienveillance, puis s’en vont. L’essentiel est dit :
apparaître, disparaître, naître, mourir.
Elle aime ce qui se cache, ce qui est voilé. Elle sait que l’essentiel
s’appréhende lentement. À pas lents, à pas comptés.
Dans la démesure ou dans l’extase, parfois.
La brume permet d’avoir la vraie vision. Celle qui est tournée vers le dehors
et vers le dedans.
Elle avait sorti son appareil de photo, non pour capter l’insaisissable, mais
pour le suggérer.
Elle sourit devant la merveille : la nature a inventé ce qu’il y a de plus
impalpable, de plus ténu, cette grâce accordée au ciel, cette ouate aérienne. La
brume flotte là-haut si légère, et voici qu’elle songe à l’Ange de Reims, à la
beauté d’un sourire, à un baiser d’amour.
Oui, la légèreté existe, se dit-elle, réconciliée, en regardant le déploiement
souverain des nuages là-haut.
Entre le visible et l’invisible, tel est le lieu de notre existence.
Dans les brumes, le paysage s’abandonne au monde.
Fondus, confondus l’un en l’autre, il y a comme un acte d’amour
entre le ciel et la terre.
Comme là-bas, entre les sables et la mer.
Le ciel s’incline vers la terre, et la terre s’unit au ciel.
La vie apparaît dans sa dimension plénière : dans son clair-obscur.
Quelle jubilation de deviner les sapins, les roches, les sommets cachés
derrière le fin rideau de nuages.
Voilés, dévoilés, en mouvement, en mouvance.
Tout ce qui est élevé, l’amour, l’Éros, le religieux, apparaît voilé.
Le voilé recèle ce trésor qu’elle aime, la pudeur, l’effacement.
Car tout est mystère. L’écriture veille sur ce mystère.
***
C’est justement cette blessure que j’aime.
Cette trouée, parmi les arbres, cette peau de la montagne blessée à vif. Ce
sang blanc.
La nuit tombe maintenant, une encre bleue se répand. Le contraste entre le
blanc des neiges et l’ombre des sapins s’accentue. Ces nuances me ravissent,
m’illuminent.
Sommets plongés dans la brume, bientôt dans les ténèbres et le froid.
Hautes solitudes des roches là-haut, et aucun regard pour veiller.
Mon regard caresse l’immense trouée qui creuse la roche, sépare la montagne,
la fend, coulée de blanc, d’innocence, du haut jusqu’en bas.
C’est par là que la montagne respire, chair palpitante, vivante, ouverte.
On dirait qu’un torrent de neige s’écoule, une eau bruissante, une blessure qui
chante.
***
Ma demeure est le présent. Plénitude précaire.
Entre deux battements de porte, dans ce présent fragile, je nidifie.
J’ouvre les portes du regard et de l’écoute. J’ouvre les vannes. Tout flamboie.
Le réel s’avance, souverain, inconnu. Je titube, entre éblouissement et
détresse.
Et ce silence dehors, ce silence invraisemblable, sécrété en cet instant par les
montagnes.
Les voici dressées, barrière de roche et de silence, à la fois réelles et
immatérielles.
Des montagnes, pas seulement. C’est devant l’univers lui-même que je suis.
Devant l’inouïe beauté, devant l’univers terrifiant.
***
Si grande, la beauté, plénière, énigmatique. J’en éprouve un vertige, je vacille
sur l’immaculé de la neige.
Il faudrait creuser en soi une vastitude pour l’accueillir.
Il faudrait s’amplifier, se simplifier.
Mettre en soi des étendues de blancheur, de silence, de générosité.
Comme toi ce matin, recueilli sur le piano virtuel de ta tablette, te mettant
soudain à créer. Je t’ai entendu t’élancer vers la beauté, l’accueillir de tout ton
souffle d’homme. Tes doigts ont effleuré les touches, la musique est venue à
mon âme.
Adossée à la beauté, confiante, l’effleurement du bonheur, peut-être.
Savamment, doucement, chaque fois que je l’accueille, la beauté se dépose en
moi, nidifie, devient source, eau vive, lumière.
Entre les plis de la roche, de l’arbre, du ciel, il y a encore à voir, à respirer, à
goûter. Le goût de la vie est comme une semence inépuisable.
La beauté, surplombant l’absence, dans un combat interminable.