Jean-Charles Vegliante, Où nul ne veut se tenir
Sur l'originale couverture des éditions La Lette volée – un fond rouge dont seul le liséré encadre la page de garde d'un livre ouvert (au dos de laquelle se devinent, comme un palimpseste, les caractères inversés du premier poème), en lettres rouges; le titre : et la promesse au lecteur d'une intenable posture !
Quel enfer, d'où chacun souhaiterait s'enfuir, se prépare-t-il à visiter en ouvrant le recueil, au dos duquel, en écho, il découvre l'ironique imprécation déclinée en prière à la Prévert :
Ce matin aussi, Dieu, Grande
Mère ou qui d'autre, Lapin
écorché, je vous supplie
de nous oublier – négligeables
et las de subir, de contempler
l'inutile beauté, d'avoir
mal, n'avez-vous pas mieux
à faire ? –
entre vous dans la cour du ciel ?
L'humour, mêlé au désespoir de vivre ici et maintenant, irrigue les cinq parties d'un recueil, où les variations sur des formes fixes traditionnelles (sonnets, quatrains, quintils...) sont bousculées par une grande modernité, dans la syntaxe, la métrique, et le traitement des thèmes.
Au fil de la lecture, outre les nombreux poètes cités dont les vers sont intégrés au propos (Celan, Pasolini, Dante, Villon, Baudelaire, ou Laforgue... ) et ceux à qui certains poèmes sont dédiés, le lecteur rencontre - et ce n'est pas le moindre plaisir de ce parcours - des échos – clins d'oeils, semi-citations - qu'on peut débusquer / deviner, telle, j'imagine, devenue ici "Cette fois sûrement la dernière qui / ne revient sûrement pas; (...) ", l'"Artémis" de Nerval, dont "La Treizième revient... C'est encor la première ; / Et c'est toujours la Seule"...
Quel fil suivre dans ce recueil foisonnant, presque labyrinthique, dont la lecture n'épuise pas la richesse des échos qu'il suscite? Pour ma part, je me propose, en seconde lecture, d'accepter l'invitation faite dans le premier des "Sonnets pour ne pas pleurer" :
On peut commencer par là si vous voulez,
à mi-page comme pour un poème
qui va et qui vient dans le temps du sommeil
compté pourtant et ne sachant décevoir
Le poète inlassablement questionne la conscience altérée du demi-sommeil ou du rêve. On l'imagine prédestiné peut-être par son nom italien, cette forme verbale désignant le "veilleur" – celui qui accompagne la nuit, ou la mort, qui l'arpente, physiquement ou en méditatif chercheur de mystère. En sa compagnie, dans cet enfer de la mémoire, comme Dante avec Virgile peut-être, le lecteur voyage dans des souvenirs à demi-celés, composant une réflexion sur le temps qui passe.
Tout dans cet ouvrage rappelle – au sens premier du terme - l'absence, et la perte: ainsi ce vers en mémoire d'un amour disparu dans les "Quintils d'un adversaire" : "j'ai sur les lèvre le vide où tu étais". Au long de promenades somnambules, dans des paysages urbains suscitant des notations sensorielles vives et d'une grande beauté, se constitue une sorte de Memento Mori résumé par la magnifique image visuelle et sonore qui clôt le poème, p. 51, avec cette évocation : "Des mouches bleues obsèdent l'après-midi".
C'est pourtant apparemment la recherche d'un temps circulaire que propose cette écriture vouée au sommeil qui rêve en marchant, et qu'on est tenté de lire par boucles récurrentes : ainsi le "Déjà encore une fois début d'hiver" et le "petit arbre d'antipodes" de "La Marche à nouveau" (p.25) – suite d'instantanés liés à la déambulation - où l'incipit des poèmes (p. 43 et 44) soulignant le lien entre rêve et retour du temps et des disparus... :
Quand je rêve au moins je me dis que je dors
Je marche dans la chaleur blanche du goudron (...)Encore le long (du noir)
Je crois que je dors et que, tout en dormant
j'essaie de te rejoindre, là où tu es (...)
Les poèmes de Jean-Charles Vegliante hantent la mémoire de qui les lit, comme des compagnons d'un rêve venu de loin, à travers d'autres lectures, d'autres rêves, d'autres souvenirs. Et l'on espère que ces mots du "jeune Yeménite" s'appliquent aussi à ce parcours :
(Si tu l'as pensé c'est que tu as bien lu :
Merci pour l'accueil, d'où que ce soit venu)