Jean-Charles Vegliante, Une espèce de quotidien

Laissé tout seul 

Jeune homme chevelu, blanc comme un linceul
– sale couvert de griffures l’air hagard –
marche vite, crie, un couteau de cuisine
à la main, disant Moi j’ai tout mon esprit !
insultant on ne sait qui, lui seul le voit.
Les gens s’écartent, pressent le pas, s’éloignent
et moi aussi lâchement, je le regarde
à peine, je pense C’est pas mon problème…

 

          ∗∗∗

Il passe devant l’ancien garage – l’odeur 
avant d’avoir reconnu. C’est l’autre trottoir
qu’il prend d’habitude – pas envie de revoir
ces lieux de solitude, le gardien de leurs
voitures sacrées, la crainte pour ses poumons,
l’obscurité qui monte avec un ahan long…

 

Pour lui ce cadeau, un kit Oser Créer :
il peut décorer des vases de couleur
une dînette un mobilhome une armée
contre les gens. Il regarde le ciel plein
d’autres couleurs et de nuées qui se cherchent
et se perdent. Ses yeux chatouillent, sa langue
est rouge. Il la rentre, la mord et ne sait
quoi en faire. Le ciel est rond de bonheur
quand des moineaux se chamaillent dans son sein.
Rien ne correspond dans ce kit où se perche
l’oiseau de malheur d’une journée exsangue.

 

– Dans les rues désertes de l’été
tu ne rencontres que des fantômes
de personnes disparues, d’amis
jamais suffisamment salués
alors qu’ils étaient là – attendant
peut-être un signe, à accompagner
leurs descentes vers les rives froides
qu’une eau violette entartre et éteint –,
d’ombres familières, commerçants,
employés hors service, logés
dans la Maison des Postes, repeinte
à présent sous autre enseigne, comme
un peu tout le quartier, nous aussi
méconnaissables, restés en rade…

 

 

 

 

 

 

Repos urbain

                        

Paris paresse réveillé, dimanche matin
Les rues s’animent peu à peu d’une foule oisive,
parfois embrumée devant des boîtes de nuit borgnes
d’où sortent les derniers flots de musique agressive –
jusque dans les sous-sols du métro les tempes cognent
Dans le ciel de mouettes érinnyes, rires de haine
Les fourmis ont repris leur industrieux chemin
L’eau du caniveau charrie des cendres verte

 

          ∗∗∗

Le temps s’enfuyant fait parfois ressurgir
l’amour désespoir du petit pour ses pères
– Un sort contre quoi il n’y a rien à faire
nous abat et craint de nous faire souffrir

 

 

À la radio sans comprendre :

“dam’ dame,
t’ondoie ton sac
bat le long oh
de ton flanc, l’ac
cident m’ô
te l’âme,
ho bolôo…"
(programme
musical au
2e jour ac
cepté de grève)

 

Enlevés

 

Alerte lancée pour Joris, 10 ans : est mince,
a les cheveux châtains et les yeux marrons.
Et Jad, 6 ans, cheveux châtains frisés, les yeux
marrons, tandis qu’Allia, fille de 5 ans,
a les cheveux bruns aussi et les yeux marrons. 

Si vous localisez les enfants ou leur père,
ne pas intervenir, il faut appeler
ce numéro Amber, ou envoyer un mél
au commissariat le plus proche, au préfet
de police, à la mairie du lieu afin qu’elle

prenne toutes les dispositions nécessaires
à neutraliser le parent, à sauver
autant que possible les enfants. Sans trembler.

 Les gens lisent l’annonce, attendent l’addition. 

 

– C’est juste que vous manquez de larmes
a dit l’ophtalmo. Nous les avons laissées
derrière nous dans la réserve des songes
là où le temps se tord sur lui-même,
pense le vieil homme – où la peine s’efface

 

          ∗∗∗

Parfois j’achète des fleurs au marché,
des fleurs simples sans brins décoratifs.
Elles supportent mal le chaud, flétrissent
vite, comme sauvages encagés,
et nous laissent déçus d’amour naïf. 

 

Tram-Léviathan

La pluie comme un serpent sinueux sur la vitre
Offre des rondeurs aux angles durs des cités