Lire Jean Chatard n’est pas de tout repos, le sens n’est pas don­né, il se mérite. La dif­fi­culté est ren­for­cée par l’hétérogénéité des trois suites qui com­posent ce recueil, Clameurs du jour. Mais il est vrai qu’on a trop assim­ilé  Chatard à la vie de marin : or il n’a été dans la marine que peu de temps, sept années au total (une à l’é­cole des Pupilles de la Marine, une à l’é­cole des Mouss­es et cinq dans la Marine nationale pen­dant lesquelles il fit de nom­breux voy­ages dont cer­tains sur un voili­er). Mais à 22 ans, il quitte la marine pour entr­er aux Trans­ports parisiens où il demeur­era jusqu’à la retraite !

    Son écri­t­ure est mar­quée par cette expéri­ence de marin (mais aus­si par le sur­réal­isme). Cela se remar­que dans ce recueil ; le vocab­u­laire abonde de mots appar­tenant au monde de la mer : haubans, amar­rer, voili­er, port, île, mer, vague, matelot, rivage, mât (de hune ou d’ar­ti­mon), marées, équipage, accostage, houle… Mais un dis­tique comme “Le boutre s’éloignait en ouvrant le pas­sage / de beaux alexan­drins som­més de lou­voy­er” inter­roge. On se pose alors quelques ques­tions : ces deux vers seraient-ils auto­bi­ographiques (il suf­fit de rem­plac­er boutre par bougre) et ren­voient-ils à l’œu­vre de Chatard (bour­rée d’alexan­drins) ? De façon plus générale, les deux octo­syl­labes (“Il nav­igua jusqu’à l’e­space / et se plongea dans un grand lit”), sem­blent faire référence à ce brusque départ de la nav­i­ga­tion pour pren­dre un emploi plus sta­ble, aban­don dont Chatard sem­ble ne s’être jamais remis tant les références à la marine sont nom­breuses dans son œuvre et dans ce livre. On se demande alors si ce n’est pas pour une femme dont il était folle­ment amoureux (il en avait l’âge) qu’il a quit­té la marine ! Rien ne vient ici étay­er cette hypothèse car Jean Chatard est un homme dis­cret… Ou ne fut-ce qu’une expéri­ence telle­ment forte qu’elle n’en finit pas d’im­prégn­er sa poésie ? Ou l’écrin dans lequel s’é­panouit une poésie amoureuse ?

    La deux­ième suite, Petits gestes sin­guliers, est un long “poème” qui désarçonne le lecteur par cette suc­ces­sion de vers que ne par­court aucun fil rouge. Sans doute pour les appréci­er pleine­ment, faut-il les con­sid­ér­er isolé­ment ou tels qu’ils sont regroupés en stro­phes. Alors naît un sens auquel on ne s’at­tendait pas, un sens qui n’a rien à voir avec l’ex­is­tence for­matée qui nous est imposée. Jean Chatard donne ain­si nais­sance à une poésie inquié­tante, parce qu’inouïe au sens pre­mier du terme. Sur­réal­isme ? On pense bien sûr à l’écri­t­ure automa­tique mais on s’aperçoit vite que plusieurs de ses vers sont des alexan­drins, ce qui amène à situer sa poésie quelque part entre une écri­t­ure con­trôlée et une inspi­ra­tion libérée… Cela résiste à la lec­ture. Dans la dernière suite, Les Folies, on retrou­ve les mêmes mots que dans les précé­dentes (les faons, pavois­er, le mât, les ifs…). C’est tout un imag­i­naire per­son­nel qui appa­raît et se donne à lire.

    Par son lyrisme amoureux, par sa musique lanci­nante, par son goût de l’alexan­drin (ou, de manière générale du vers tour­nant autour des douze syl­labes, comme celui-ci : “Demain est cet oiseau per­du qui vole nos regards”), Clameurs du jour n’est pas sans rap­pel­er cer­tains poèmes de Robert Desnos…

 

 

 

 

 

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Lucien Wasselin

Il a pub­lié une ving­taine de livres (de poésie surtout) dont la moitié en livres d’artistes ou à tirage lim­ité. Présent dans plusieurs antholo­gies, il a été traduit en alle­mand et col­la­bore régulière­ment à plusieurs péri­odiques. Il est mem­bre du comité de rédac­tion de la revue de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Tri­o­let, Faîtes Entr­er L’In­fi­ni, dans laque­lle il a pub­lié plusieurs arti­cles et études con­sacrés à Aragon. A sig­naler son livre écrit en col­lab­o­ra­tion avec Marie Léger, Aragon au Pays des Mines (suivi de 18 arti­cles retrou­vés d’Aragon), au Temps des Ceris­es en 2007. Il est aus­si l’au­teur d’un Ate­lier du Poème : Aragon/La fin et la forme, Recours au Poème éditeurs.