Jean Claude Bologne, Légendaire
Jean Claude Bologne, auteur d'une quarantaine de titres, explose les frontières des genres. Faisant preuve de finesse et d'érudition, il s'amuse à mêler fictions, poésies, essais ou dictionnaires. Alors, pourquoi ne s'attaquerait-il pas à l'apologue, un genre devenu rare désormais ?
S'attaquer à l'apologue pour le faire renaître. L'apologue n'est ni tout à fait poème, ni tout à fait nouvelle, ni tout à fait conte. Précis sans être précieux, il est tout cela ensemble. Il est à la littérature ce que l'aquarelle est à la peinture, ce que la sonate est à la symphonie. Ça tombe bien, car le lecteur désinvolte, celui qui lit sans en avoir l'air, a un faible pour la légèreté signifiante et l'apparente insouciance. Bien sûr, Jean Claude Bologne prend quelques libertés avec l'apologue tel qu'il a été composé au fil des siècles. Tranquillement, il installe le lecteur dans ses certitudes faites de constructions mentales, de fictions allégoriques ou de lointaines références bibliques. Puis, comme par hasard, il apporte un paradoxe ou une idée impossible. Et ce soudain décalage entraîne le lecteur déstabilisé dans des rêves vertigineux, parfois angoissants.
Il n'est donc pas si grave que ce monde meure ou vive, car de sa mort naîtra un nouveau monde.
Jean Claude Bologne, Légendaire, Éd. Le Taillis Pré, 144 pages, 17 €.
Dans Légendaire, les presque contes se répondent les uns aux autres. Ils sont regroupés en trois thèmes désabusés, nostalgiques et malins. Dans une première partie, les "peuples" développent différentes gentilles monstruosités pour survivre :
Il est un peuple dont les doigts sont des couteaux et les dents des hachoirs. (...) Et quand il vous embrasse, il cicatrise les plaies à petits coups de langue.
Dans la deuxième, les "arbres" solitaires témoignent de la stupide intelligence des humains :
Il ne restait que le figuier, planté depuis la création au sommet de la montagne, mais que personne ne voyait plus, car il était maudit pour avoir vécu la nudité de l'homme. Et voilà que le figuier se dressa au milieu des arbres et que les arbres le virent. Et voilà que les arbres prirent peur, car les figues tombaient comme des pierres, et il n'y avait pas de vent.
Enfin, dans la troisième partie, un "roi", ou un dieu ou bien les deux à la fois, construit son monde invivable avec les briques de stéréotypes ; sans doute croit-il gouverner les arbres, gouverner les humains-primates :
Le singe se haussa, se grandit, s'étira. Sa tête heurta le couvercle de bronze retenant les eaux d'en haut, ses poings frappèrent aux portes du ciel. Le firmament creva et le troisième roi était toujours plus haut. (...) Alors l'animal écartelé aux limites de l'univers se souvint d'autres mains tendues à l'autre bout de l'infini.
Comme un chat lapant une joue à coups de râpe, le peuple cicatrise les plaies qu'il inflige. Le figuier maudit, au sommet d'une montagne, abandonne ses propres fruits. Le singe, prétentieux et dérisoire, tente de dépasser le ciel, comme s'il y avait un bout à l'infini ! Et voilà, et voilà... Jean Claude Bologne joue avec les expressions et leurs télescopages. Frôlant une forme d'abstraction, il emboîte ses fables comme de poupées russes aux facettes réfléchissantes. Légendaires, avec son ambiance élégante faite d'humour grinçant mais bienveillant, fait plus penser à Paul Klee qu'à Braque, plus à Satie qu'à Prokofiev. À lire, en écoutant un prélude, un nocturne ou, mieux encore, en écoutant une gymnopédie.
"Il est un peuple, et c'est le mien, qui contient tous les autres dans sa tête. Ils chantent le jour et dansent la nuit. Ils hantent nos rêves et nos livres."