Il faut entamer cette lecture à l’heure où la nuit se dénoue dans le jour. L’aube incertaine autorise plus aisément l’approche des poèmes de Jean-Claude Pirotte, si mélancoliques. Le poète se dit « enseveli sous les jours obscurs », mais un tel ensevelissement déploie une lumière aussi indécise que captivante. Il la dira « fossile » ou « obscure » ou la muera en « lumière d’étoiles ».
Ses poèmes flottent souvent en liberté sur les pages de ces Jours obscurs, puis se regroupent parfois dans un ensemble (Ordre du jour, Signes de vie). Leur lieu probable de création n’est qu’exceptionnellement précisé, bien que suggéré parfois dans le poème (La Veuve, Perthes-lès-Hurlus), mais la mention globale d’une région nommée « mer du Nord » (citant Bonfol et Beurnevésin) n’apparaît qu’en fin de recueil. Ils semblent avoir été écrits en 2011 (XI/XI/XI, par exemple). Exempts de titres, ils se déclinent en vers capricieux qui coulent ou se chevauchent avec leurs 4, 5, 6,7, 8, 10 syllabes, cumulant parfois 9 et 11 syllabes. Le poète les rassemble en quatrains, tercets ou autres. Il surprend tantôt par ses rimes (putatifs et tifs, quoi et coi, Knie* et nie), tantôt par un rare jeu de mots (lune et l’une), tantôt par les coupures de fin de vers (col/porteur) qui laissent pantoise ! Ces poèmes sont rythmés — de l’extérieur — par diverses citations (de Paulhan à Paul Valet), par des rappels d’affinités électives (Francis Jammes, Supervielle) ou de complicité créative (Morhange, Tranströmer). Ils renvoient — à l’intérieur des strophes — à Apollinaire, Morhange ou Mac Orlan. Semblable aéropage poétique et culturel l’imbibe, le conforte et le soutient dans sa quête. Ses écrits sont dédiés à « S.D », dont tout laisse à penser qu’il s’agit de sa compagne Sylvie Doizelet**.
De tels poèmes disent le plus souvent des oppositions apparentes, dont le clair/obscur n’est sans doute qu’une version acceptable de la vie et de la mort. Une mort qui le façonne et le hante dans l’absolu («on cherche un pays où la mort aurait raison quand qu’on a tort »), dans le symbolique (« de l’existence qui s’efface/ comme larmes données au vent »), mais aussi dans son propre corps (« je sens la mort dans mes poumons/mes soupirs la nourrissent/et la fumée des cigarettes/le tabac c’est mon compagnon »).
Il n’est pas impossible que l’approche de la mort (l’auteur est malade) lui impose le rappel de souvenirs fugaces et le renvoie désormais à cette enfance qui lui échappe tout en demeurant le seul lieu « habitable ». Pourquoi ? Cet enfant « devine qu’il est vain/de se fier à l’avenir/seul le passé qui est à venir. » Qui est-il donc? L’enfant qui attend le soir « le marchand de sable » dans le désert ? qui parcourt « un chemin creux » « en suivant les nuages » ? Qui… ? Qui… ? A l’école, il est un « potache » qui invente en secret roue et calculatrice. A la maison, il a une mère qui « n’a rien donné », hormis la vie. A domicile, il invente des éléphants, fugueurs du cirque Knie, qui barrissent « lugubrement » dans le tilleul ou s’installent dans la grange. Il caracole sur un cheval de bois auquel il prête vie. Un tel enfant n’est pas dépourvu d’un caractère farceur : il remplace son béret par le « galurin » d’un épouvantail, il aurait aimé se nommer Pirate ou Piron, il propose une simili-comptine au « baba au rhum, boui-boui et… sidi».
L’ombre, non opposée mais complémentaire, est omniprésente dans ses écrits parfois telle « une couleuvre », parfois muée en « ombrage », mais souvent transmuée en « obscure » comme des « salons », des « fantômes » ou des « jours » enfin. Des jours obscurs qu’éclaire une simple lampe, tandis que la mer se déchaîne et que la pluie « coule sur la vitre ».
Oui mais, après tout…Pirotte n’incite-t-il pas la lectrice — dès le premier poème — à « ne pas chercher la raison de ceci » ! Alors écoutons-le à l’heure du second crépuscule (c’est à dire celui du soir) et refermons son ouvrage.
* Cirque suisse Knie
** Ils ont travaillé ensemble à Les périls de Londres, 2010 et à Chemin de croix, 2004.
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