Dès l’abord de son titre, le dernier livre de Jean-François Mathé, que nous tenons à Recours au Poème en très haute estime, renverse une perspective que la majorité des êtres, et peut-être la culture occidentale en son entier, et maintenant le monde occidentalisé lui-même, assume comme une vérité évidente : LA VIE ATTEINTE.
Eliminons d’entrée la polysémie du titre : la vie serait atteinte, comme la santé serait “atteinte” ou menacée. Mais en lisant les 68 poèmes de ce recueil, ce n’est pas cette sémantique du titre qu’il convient de retenir.
Parce que nous sommes vivants, nous autres, êtres humains conscients de notre existence, avons atteint la vie. Et ceci n’est une évidence pour personne tant il nous semble, étant vivants, que, comme le dit René Char, “tu es en retard sur la vie”. Tout le monde, et particulièrement les masses humaines issues de la modernité technologique, du rythme de tachycardie qu’elle impose à nos cœurs, de ses excès et du désaxement qu’elle fait subir à la personne humaine, a le sentiment de courir après la vie. Comme si, étant vivants, nous n’étions pas en vie, ou à côté des choses essentielles que nous aimerions vivre, à côté de l’essence de la vie, qui, pourtant, nous traverse et fait nos cœurs battants.
Ce sentiment, issu de la modernité pressurisant nos vies, traverse l’inconscient collectif, et seul un poète peut nous rappeler cette évidence miraculeuse : nous avons, étant nés hommes et femmes, atteint les rivages de la vie. Et la société actuelle, qui a failli en ce sens qu’elle a cessé de s’ériger en rempart protecteur, ce qui était son projet initial, en se cristallisant sur l’avoir plutôt que sur l’être, en obéissant à son obsession de la possession plutôt qu’en son devoir de construire du sens, est logiquement devenue l’ennemi de cette pensée purement poétique, en provenance du Poème : nous avons tous accédé à la vie.
Seul un poète peut rétablir cette pensée, car elle est elle-même tombée, comme une pluie d’or, de l’essence du Poème. Entendons-nous : lorsque nous écrivons Poème avec une capitale, nous signifions la plus grande possibilité offerte à l’être humain : créer du sens, de la présence, par sa vie, en relation aux autres, donc d’abord en relation avec soi. Le Poème peut ainsi s’incarner par le poème, mais aussi par la musique, par l’ensemble des arts, mais aussi par la charité, par le don de soi au monde à travers nos proches, mais aussi par la réalisation de soi à travers la composition de la plus haute beauté à laquelle nous voulons demeurer fidèle. Nous recevons le Poème par une vision que nous allons ensuite créer, incarner, à travers nos actes, nos paroles, notre attitude ; vivre en étant mu et ému par la beauté en laquelle nous croyons. Cette vision, notre époque l’a perdue. Elle est éminemment poétique, elle est issue du Poème, elle peut donner un équilibre à l’humanité future.
Ce titre, La vie atteinte, nous saisit immédiatement, promesse d’une parole essentielle.
Il draine avec lui, par induction, par sous-entendu, des notions métaphysiques. Atteinte, la vie, oui, mais atteinte depuis quoi ? Depuis quelle provenance ? Et vers quel but ? Ces questions métaphysiques sont dominées par les poèmes du poète qui, fidèle à sa vision et au labeur à lui confié par la conscience à laquelle il a accès, ne tombe pas dans des explications philosophiques, sans quoi il serait philosophe et établirait des systèmes de pensées, logiques, linéaires, appartenant ainsi au temps linéaire. Mais Jean-François Mathé est poète, et perçoit le sens de la vie en des visions qu’il créé ensuite par la parole. L’effraction du poème réduit tout discours métaphysique à ses propres limites, forcément totalitaires, et ouvre aux possibilités d’habiter la vision par delà le temps horizontal vers le temps éternel.
Ce livre tourne autour de quelques mots, certains étant présents dans presque chaque poème : ombre, robe, feuille, transparence, nudité. Avec ces mots, entre ces mots, le poète tisse un grand poème où se joue la profondeur de l’existence.
Le poète, parlant de l’ombre, semble parler de la mort, de celle promise à chaque être vivant, à tout homme et toute femme. Et il aborde cette ombre par le pouvoir créateur du poème, c’est-à- dire de la parole, du Verbe, celui sur lequel s’est bâti le monde réalisé, celui dont nous sommes les héritiers. Le langage est la demeure de l’être, disait Heidegger, prolongeant ainsi Jean, qui avait fondé notre lignage sur ces paroles : “Au commencement était le Verbe”. C’est, selon nous, dans la perspective de cette fidélité que Jean-François Mathé prend la parole pour aborder les questions lancinantes qui obsèdent tout être humain : quel est le sens de la vie, vers quel lieu allons-nous, que nous réserve la mort.
Je m’en vais jusque
là où renoncera l’haleine
là où je la suspendrai
à une dernière vitre
comme un vêtement trop léger
pour la saison qui m’attend.
Et je me vois,
hors d’haleine, hors de moi,
porté par, les premiers pas
que l’on fait sans vie
Ce poème est une vision venue de l’imagination, et cette vision interroge. Que traduit l’imagination quand elle permet ce type de vision d’au-delà de la vie terrestre ? C’est une version de ce que notre temps attend, ayant abandonné, en affirmant que Dieu était mort, tout espoir et toute sérénité, laissant s’installer le grand nocturne négatif. Mais la vie continue, et les oiseaux, malgré le nihilisme humain, offrent toujours leurs chants à qui veut bien les comprendre. C’est une version du passage, du pont entre la vie et la peur, entre la conscience et la finitude.
Que l’imagination d’un poète aujourd’hui soit encore travaillée par ces pensées, et renouvelle les images leurs étant attachées, nous dit beaucoup. Cela nous dit la nécessité de construire des ponts. Cela nous dit que la présence de l’ombre induit la présence d’un corps. Qu’à l’intérieur de ce corps le sang est en mouvement, qu’il porte une mémoire et que l’émotion dont il est porteur se doit d’emporter le mental comme un astre soumet des planètes dans son orbe.
De l’autre côté du poème,
je vois s’approcher le visage
qui écartera les mots et
les laissera s’éparpiller
comme du pain pour les oiseaux.
Visage maintenant si proche
et la page derrière lui devenue
ciel debout sur la terre et sur la mer.
Mais l’immensité est dans ces yeux qui s’ouvrent
et me mettent au monde
malgré ma vie déjà vécue.
Ce livre de Jean-François Mathé est un livre merveilleux. Tout en subtilité, tout en nuances, en maitrise et humilité, le poète nous offre des images qui peuvent avoir le destin de devenir en nous des compagnons lumineux.
Le dernier mot au poète, dans la quintessence de son pouvoir de création et de renversement des perspectives mortifères qui règnent dans nos contrées nocturnes car, “La vie atteinte, mais qui exige toujours qu’à travers elle et au-delà on fasse un pas de plus. Le poème est ce pas de plus” :
Gisante, l’ombre d’où tu viens
révèle le paysage comme quand on s’éveille.
Cette nuit, chaque étoile eut une tige
enfoncée dans le cœur de chacun
comme pour y puiser sa lumière
et la laisser retomber jusqu’à nous
qui ne savions la saisir.
Mais toi, tu vins et toute la nuit glissa de ta robe
puis ta robe de tes épaules.
Qui es-tu, maintenant si proche,
quand nous qui croyons être éveillés
ne sommes qu’appuyés à la fenêtre aveuglante
mais toujours fermée d’un songe qui te désire.
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