Jean-Luc Favre Reymond, Les Versets kaoniques, Journal I

Les Versets kanoniques. Le titre secoue les repères génériques, en mettant le lecteur devant un mélange des genres, et pas n’importe lesquels. Le substantif tutélaire lourd de sens, Versets supporte un sous-titre qui interpelle : Journal I. Qu’est-ce à dire ?

Expérience de l’ultime rencontre avec une illumination dont on aurait dans ces pages la révélation, sacralisation des éléments anecdotiques du quotidien, lecture herméneutique du parcours terrestre… ? Et quid de la graphie de l’épithète, Kanoniques ? C’est donc avec une vive curiosité que le lecteur aborde cet opus de l’écrivain, poète, critique et journaliste, chercheur associé auprès du Centre d’Etudes Supérieures de la littérature de Tours, Jean-Luc Favre Reymond.

Une l’épigraphe d’œuvre accompagne ce dispositif tutélaire :

« Des ressources n’existent qu’autant qu’on les fait encore fructifier. En même temps, ce qui n’est en elles que potentiel les maintient en essor et les sauve de la limitation à laquelle est soumis l’actuel dans son étalement : les soustrait à l’enlisante positivité́ de l’achevé́ et de l’accepté. Des ressources qu’on explore on ne connait pas la limite, tandis que les richesses qu’on possède sont d’emblée bornées. »

François JULLIEN

Jean-Luc favre Reymond, Les Versets kanoniques, Journal I, 5 sens éditions, 2021, 146 pages, 15€30.

François Jullien, philosophe, est une référence qui place ce titre sous les auspices d’une pensée qui secoue les repères du genre. Les concepts d’écart, et d’« entre », de différence et d’identité sont pour ce penseur des lieux d’où l’on peut produire du commun et non pas du connu. Différence non négligeable, nous le verrons, pour Jean-Luc Favre Reymond qui élabore un ensemble hors de tout discours didactique mais d’une grande puissance conceptuelle.

Et ce texte secoue les acceptions de toute somme diégétique, de toute poésie, de tout discours philosophique. Les couches sémantiques qui se dévoilent comme un palimpseste n’en finissent pas de révéler qu’il n’y a rien à lire, rien à voir, rien à comprendre, dans les possibilités de lecture, toutes valides mais toutes stériles finalement. Car il s’agit de la pensée, de l’élaboration de la pensée, dans et par le langage.

Flux, reflux, de cette pensée qui ne cesse de se déverser comme un jet discontinu d’assertions, de constats, d’éléments anecdotiques, où tout se mêle, où tout cohabite, et où tout est également haché, entrecoupé par des mots ou des groupes de mots entre parenthèses, signe des heurts sémantiques, mnésiques, cognitifs. Dans la vitesse ahurissante d’un monologue intérieur où apparaissent des souvenirs et des personnages familiers, dans le même temps que des considérations plus générales sur l’humanité. Bilans et constats sont perforés de mots entre parenthèses, évincés du discours, comme les à-coups d’une pensée qui s’enraye, ou simplement pour dire qu’on ne peut dire, ni ruminer le verbe galvaudé par les siècles. Percent ainsi les dérives séculaires de nos congénères, qui affleurent comme les épines d’un cactus sur ce texte planté dans le désert de nos solitudes endogènes. 

A l’origine de ce dispositif textuel un savant manège s’orchestre sur l’espace scriptural. Les paragraphes occupent le plus souvent une seule page, sont centrés ou pas, et suivis par une phrase en italiques et entre guillemets. Une éviction totale de certains signes de ponctuation confère à l’allure discursive des Versets un élan incroyable : pas de point, de virgules, de points virgules, peu de points d’exclamation, pas de tirets hauts. Des tirets bas et des parenthèses scandent le texte. La ponctuation qui est rétablie dans les sentences qui apparaissent en italiques sous chaque paragraphe, en fin de page. Pas de sauts de ligne, un bloc qui ne laisse pas au lecteur l’occasion de reprendre sa respiration, qui sidère, en réalité, qui emporte, et lessive le mental à force de la solliciter.

S’il ne s’agissait que de revoir le tracé des frontières il est des territoires qui doivent rester vierges hors de portée de l’homme celui-là̀ le meurtrier qui abime tout moi c’est la prière qui m’importe celle qui s’élève au-dessus des nuages et qui peut faire écho dans les soubassements de la pensée à charge de revoir le mode de cooptation des uns___ et___ des autres la masse (vautrée)
et cupidon s’en fout on se croirait sur la lune avec tous ces débiles qui flirtent à tort et à travers le sexe virginal faut s’en méfier c’est comme la varicelle ou la peste
on n’a pas les moyens de lutter contre l’imagination in- fertile à vous de définir le cadre je veux bien être votre intercesseur entre la divine providence et la grâce qui la porte (à moins) que subitement___ l’orage___ ne s’abatte sur la planète entière décimant ici et là (les rosiers) n’ont cessé d’infester mon jardin je ne sais plus quoi en faire je les déteste j’aurais préféré des bégonias ô tempérance ô vertu (cardinale) 

Or, penser ne mène qu’à penser. La succession de ces morceaux de bravoure le signifie clairement. Penser n’ouvre que sur la stérilité de penser, et l’enfilade de ces paragraphes le montre. Ces incessantes paroles égrènent des allusions au temps, celui de l’Histoire qui n’a guère amené de clarté humaniste, celui d’une existence où la conscience se cherche et tente une évasion, mais hors du langage, qui est clairement montré comme insuffisant, vecteur de la pensée elle-même stérile à force de tourner autour de mêmes concepts et lieux communs éculés.

Ce flot porte aussi des expressions tirées des textes sacrés, en l’occurrence bibliques. C’est prier dit le locuteur, qui importe, d’une prière qui s’élève loin du tumulte carnassier de l’humanité. Comme une percée dans le noir des mots, prier apparaît hors du discours comme l’espace d’un renouveau possible. Mais le titre Versets Kanoniques ne permet pas non plus de placer cette prière dans un continuum religieux et conceptuel. Prier n’est pas dans la pensée, pas dans la parole. Ces vecteurs n’ont amené l’humain qu’à la folie, qu’à un présent déréglé et mortifère.

moi quand je parle de l’Éden
c’est parce que le mal
a déjà̀ fait son trou
mange la pomme
en prenant garde que
les pépins soient bien digestes
ou fait en sorte que les haricots poussent encore
dans ton jardin (joufflu)
mets-toi à l’horizontale
comme le mort aujourd’hui
et pour la unième fois,
il manque des parenthèses à l’inverse de ta foi (épuisement)
lacération !
lacération !
lacération !

« Nec quicquam uisi pondus inens congestaque eodem »

 

Ce texte, poème, cette somme absolument sidérante envoûte et porte finalement la densité des versets. Kant qui semble avoir accroché le K de son patronyme à l’épithète tutélaire n’a qu’à bien se tenir. La Critique de la raison pure est ici. Jean-Luc Favre Reymond fait un sort à la pensée, prend le contre-pied des ratiocinations séculaires et dans une mise en œuvre d’une ironie spectaculaire secoue le discours pour voir s’il en sort quelque chose. Ce qui apparaît ce ne sont certainement pas des réponses. Les sentences en fin de pages apparaissent ici comme des sortes de voix off, peut-être l’instance d’un sur moi face à l’inconscient qui déraille, ou bien comme des moralités qui mettraient en exergue certains passages du textes qu’elles clôturent, sortes d’épigraphes à l’envers, qui commenteraient de manière directe ou le plus souvent oblique les propos, ou alors pour finir nous pourrions les recevoir comme des citations tirée d’aucun livre autre que celui-ci, qui trouve en ceci sa propre finalité. La vie n’est pas un long fleuve tranquille, pas plus que la littérature, qui est ici sommée de restituer quelque chose de plus qu’un ronronnement convenu. Jean-Luc Favre Reymond fouille les strates du signe, mais plus encore, il rend perceptible ces étages sémantiques qui mènent l’œuvre à sont infinitude. Au-delà du langage, et de l’enfermement de l’être dans une sémantique stérile, il pose la question du sens. Celui de nos sociétés qui ne peuvent se targuer de pouvoir proposer aux jeunes générations un bilan réjouissant, celui de l’homme face à lui-même, et celui de l’acte d’écrire. 

Jean-Luc favre Reymond, Les Versets kanoniques, Journal I, 5 sens éditions, 2021, 146 pages, 15€30, Quatrième de couverture.

L’épigraphe d’œuvre nous le dit : ce n’est pas dans le connu ni dans le familier que nous trouverons cette nécessaire posture neuve pour aller vers un avenir fertile, mais dans l’écart, l’entre, la différence reçue comme une identité reconnue. De même, ce n’est pas dans le livre que se trouve l’histoire, ni dans le poème que réside le sens, mais dans cet espace d’éternité qui se situe dans l’ailleurs du poème. Il existe un arbre sacré, les pages d’un livre, lorsque le texte permet cette ouverture vers une prière accessible lorsque se tait le langage et que le silence devient la texture habitée d’une humanité retrouvée. Ce texte de Jean-Luc Favre Reymond est de ces chants sacrés, ceux qui émaillent l’histoire de la littérature parce qu’ils s’effacent pour ne taire que l’essentiel.

 

N’invite pas les termes de l’espérance,
à déjouer les pièges
il existe un arbre sacré
sacré
sacré
qui empêche les juteux de franchir la forêt.
L’espérance ne réclame jamais son (dû),
le sens du vent
est une justification naturelle de l’impuissance,
il ne faut pas se limiter
aux seules litanies certains chants s’élèvent

 

Présentation de l’auteur

Jean-Luc Favre Reymond

Jean-Luc Favre-Reymond est né le 19 octobre 1963 en Savoie. Il publie son premier recueil de poésie à l’âge de 18 ans à compte d’auteur, qui sera salué par Jean Guirec, Michel Décaudin, et Jean Rousselot qui deviendra naturellement son parrain littéraire auprès de la Société des Gens de Lettres de France. Il commence dès 1981, à publier dans de nombreuses revues de qualité, Coup de soleil, Paroles d’Aube, Artère etc. Il est alors distingué à deux reprises par l’Académie du Disque de Poésie, fondée par le poète Paul Chabaneix. Il rencontre également à cette époque, le couturier Pierre Cardin, grâce à une série de poèmes publiés dans la revue Artère, consacrés au sculpteur Carlisky, qui marquera profondément sa carrière. Il se fait aussi connaître par la valeur de ses engagements, notamment auprès de l’Observatoire de l’Extrémisme dirigé par le journaliste Jean-Philippe Moinet. Bruno Durocher, éditions Caractères devient son premier éditeur en 1991, chez lequel il publie cinq recueils de poésie, salués par André du Bouchet, Claude Roy, Christian Bobin, Jacqueline Risset, Bernard Noël, Robert Mallet etc. Ancien collaborateur du Centre de Recherche Imaginaire et Création de l’université de Savoie (1987-1999) sous la direction du professeur Jean Burgos où il dirige un atelier de recherche sur la poésie contemporaine. En 1997, il fonde la collection les Lettres du Temps, chez l’éditeur Jean-Pierre Huguet implanté dans la Loire dans laquelle il publie entre autres, Jean Orizet, Robert André, Sylvestre Clancier, Jacques Ancet, Claude Mourthé etc. En 1998, publication d’un ouvrage intitulé « L’Espace Livresque » chez Jean-Pierre Huguet qui est désormais son éditeur officiel, qui sera unanimement salué par les plus grands poètes et universitaires contemporains et qui donne encore lieu à de nombreuses études universitaires en raison de sa novation. Il a entretenu une correspondance avec Anna Marly, créatrice et interprète du « Chants des partisans » qui lui a rétrocédé les droits de reproduction et de publication pour la France de son unique ouvrage intitulé « Messidor » Trésorier honoraire du PEN CLUB français. Collaborateur ponctuel dans de nombreux journaux et magazines, avec des centaines d’articles et d’émissions radiophoniques. Actuellement membre du Conseil National de l’Education Européenne (AEDE/France), Secrétaire général du Grand Prix de la Radiodiffusion Française. Chercheur Associé auprès du Centre d’Etudes Supérieures de la Littérature. Collaborateur de cabinet au Conseil Départemental de la Savoie. Auteur à ce jour de plus d’une trentaine d’ouvrages. Traduit en huit langues. Prix International pour la Paix 2002.

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