Jean-Luc Favre Reymond, Petit traité de l’insignifiance
Où Wittgenstein rejoint le Tao s’est posté Jean-Luc Favre Reymond. Dans ce creux de la langue, où tout lui est encore possible, avant son emploi, avant le moment où l’actualisation des mots les prive de cette liberté du sens qui réside dans les potentialités multiples de chaque terme démultiplié par des combinatoires infinies.
Le Petit traité de l'insignifiance est placé sous les auspices de Roland Barthes grâce à l’épigraphe d’œuvre :
Les mots ne sont jamais fous (out au plus pervers), et c’est la syntaxe qui est folle ; n’est-ce pas au niveau de la phrase que le sujet cherche sa place – et ne la trouve pas – ou trouve une place fausse qui lui est imposée par la langue ?
Roland Barthes
Fragments d’un discours amoureux
Jean-Luc Favre Reymond, Petit traité de l'insignifiance,
5 sens éditions, 2020, 88 pages, 11 €90.
Le Petit traité de l’insignifiance nous invite à plus qu’une réflexion sur la langue. C’est une démonstration élaborée à partir du langage, mais pas celui des mathématiques qui exclut toute part de subjectivité en ne renvoyant qu’à des concepts. Jean-Luc Favre Reymond élabore une démonstration de l’impossibilité de la langue, avec la langue. Ors à entreprise inédite dispositif inédit : comme dans le dictionnaire, des substantifs (des noms) suivis de définitions, ponctuent des assertions où des considérations sur le langage ouvrent à de nombreux questionnements. Les définitions ainsi entourées fonctionnent comme une voix off, comme une mise en pratique impossible de la langue, car elle ne renvoie qu'à des référents soumis à caution.
Et pour rendre compte de ce monument de finesse et d’intelligence qu’est le Petit traité de l’insignifiance il faut évoquer d’abord la nature de ces définitions forgées par l’auteur. Elles mettent immédiatement le mot convoqué dans sa dimension pragmatique en soulevant de multiples interrogations sur la validité du concept auquel elles renvoient ou sur ses potentialités sémantiques. A l'instar de Wittgenstein, dont la forme aphoristique privilégiée est celle adoptée par l'auteur, ce dernier secoue les certitudes inhérentes à l'utilisation de la langue.
05 - ANACHRONIQUE : Si JE est anachronique, toute l’humanité l’est aussi. Le déroulement du temps des hommes ne peut l’être, encore que ? L’espace à son tour ne l’est pas. Le monde logiquement n’est ni rétroactif, ni anachronique. Le monde est le monde.
Ces noms, tous tirés du lexique désignant des abstractions, sont questionnés, mis en demeure de tenir face aux relativisations de toutes sortes menées par l'auteur. Les aphorismes qui les entourent se présentent comme des interrogations sur la capacité du langage à énoncer l’essence des choses, parce qu’empesée par une subjectivité soumise elle-même aux inconscients collectifs, cet abécédaire ponctue des assertions sur le fonctionnement de la langue. Ces pensées interrogent le fondement même du système linguistique, et celui, antérieur, de la pensée.
9 - Ne rien supposer qui ne soit connu d’avance. C’est en cela que les mots ont une vraie importance, pourvu qu’ils (concordent) entre eux.
Ainsi le Petit traité de l’insignifiance est un livre unique. D’abord parce que plutôt que d’écrire un traité philosophique, c’est par la démonstration que l’auteur a voulu élaborer une pensée sur la pensée sous-tendue par le langage. N’est-ce pas là un piège ? C’est cette question cruciale que soulève Jean-Luc Favre Reymond. Unique ce livre l’est aussi en ce sens que loin de se servir du langage pour évoquer le langage le dispositif élaboré pour mener à bien cette entreprise inédite est une démonstration que toute démonstration est impossible.
274 – Il est à croire encore que les mots n’ont de réelle existence qu’en considération de leurcontenu. Mais quel
est-il au juste ?52 – Mais utilise les mots à toutes fins utiles aussi bien dans l’ordre que dans le désordre de leur apparition.
A toutes fins utiles il est urgent de lire le Petit traité de l’insignifiance. Mais de quelle insignifiance peut-il s’agir ? De celle de la langue ? De celle de nos existences ? De celle de nos velléités de communication ? C'est d'in-signifiance dont il est question, celle entreposée dans les souches séculaires de l'histoire de l'humanité, qui se pense penser, qui se croit parler. Si pour Wittgenstein il s’agit d’en finir avec la philosophie, pour Jean-Luc Favre Reymond il s’agit semble-t-il d’en finir avec une certaine littérature qui convoque le langage sans secouer ses carcans référentiels. Il semble s’agir également de questionner la place de l’humain dans sa posture d’être parlant. Employer la langue doit se faire en conscience, ainsi que l’exergue liminaire, où Barthes évoque la mise en œuvre des mots, c’est-à-dire l’appropriation par le locuteur d’un système qu’il utilise inconsciemment, l’affirme. De facto il perd sa liberté, et parle ou écrit dans une sorte de continuum où sa particularité se noie, disparait, au profit d’une pragmatique séculaire vectrice d’un sens ancré dans les inconscients collectifs. Il s’agit donc d’explorer comment débarrasser le langage de ces couches qui opacifient sa possible utilisation, c’est-à-dire son emploi inédit par un locuteur qui dans ce cas serait en mesure d’énoncer une pensée personnelle grâce aux combinatoires mise en œuvre. Après Wittgenstein Jean-Luc Favre Reymond poursuit cette vaste entreprise : débarrasser l’humain de ses « crampes mentales » nées des illusions qu’il entretient à propos de la langue, de son sens et de son emploi.
Et pour ce faire il faut que naisse un JE, pronom personnel qui est employé dans le Petit traité de l’insignifiance en majuscules. Qui est « JE suis » ? C’est à vrai dire cette question cruciale que pose ce grand traité. Le choix des mots de l’abécédaire renvoie à cette interrogation première, et essentielle : « – 07 - ANATHÈME 08 – BÉATITUDE 28 – IDOLÂTRIE 29 - 29 – IMMORTEL - 58 – VACUITÉ »…
Le Petit traité de l’insignifiance n’est ni un traité de philosophie, ni un essai de linguistique, ni un ouvrage traitant d’une métaphysique quelconque, ni une tentative de faire œuvre littéraire. Ce faisant il est tout ceci à la fois. Son auteur montre la voie qu’il suit lui-même, qui était celle de Wittgenstein : « devenir une âme plus nue qu’une autre ». En ceci, ces penseurs qui savent que penser est impossible du moins dans la forme que nous avons donnée à cet « exercice » jusqu’à présent, rejoignent le tao Te king. Constater l’impossibilité de toute pensée, de toute parole, et d’un JE défini par ces paramètres, c’est ouvrir la voie à la possible existence de ces instances, libérées du poids de la pensée collective. Et notre époque le démontre : il est urgent de retrouver ce qui n’a jamais existé encore que dans l’impossibilité de son avènement.
37 – ONTOLOGIE : Il n’y a pas de loi plus explicite que celle de la contradiction. La métaphore n’est pas identique à ce que l’on nomme communément la métamorphose. Qu’est-ce que l’être ? Reste une question éternellement posée, et tant qu’elle le demeure, le monde peut continuer d’exister sans guère de suspicion.
354 – Encore qu’il soit possible d’imaginer une langue commune à tous les hommes à un moment donné de leur existence passagère.
355 – Si bien que toute parole devienne audible de la terre au ciel, et
356 – Mais de cela nous n’avons aucune preuve ici- bas, c’est pourquoi nous demeurons dans l’ignorance des procédés.
357 – En vérité ! En vérité ! Si toutes les langues de la terre se rassemblent, le ciel finira bien par se révéler.