- Jean, tu viens de me lire des poèmes récents, de divers ensembles différents. Pour quelqu’un qui me disait il y a peu s’interroger sur le fait d’écrire, tu me sembles prolixe ?
- Je me suis interrogé tout au long de mon chemin d’écriture, parce que face à un effort qui semble parfois vain, cette question sous jacente est l’expression d’un doute nécessaire. La réponse apparaît comme une sourde confiance.
Il me parait indispensable de réduire, d’émonder pour tenter de porter l’essentiel. L’état de ma pensée me conduit également à raisonner sur un nouveau mode, à renouveler ma forme face au dérisoire et à l’innombrable du temps. Il y a quelque chose qui relève de la vanité mais aussi de l’espérance. Ces oppositions et ces contradictions, de temps à autre, m’arrêtent dans mon élan.
- Tu parles de ta pensée. Tu évoques, à mots couverts, la puissance de la pensée qui pourrait s’affranchir de l’écriture. Nous sommes ici à l’abbaye de Landevennec, et attendons Gilles Baudry. Gilles Baudry est moine et poète. Est-ce cette interrogation, peut-être contradictoire, qui œuvre en toi ?
Très tôt, je me suis aperçu de l’abime qu’il y avait entre l’espérance poétique que je nourrissais, et la réalité formelle. Très jeune, à l’âge de onze ans, j’ai commencé à écrire, et j’ai progressivement bâti, pour reprendre une formule que René Char m’avait donné : “Tu dois bâtir une maison de mots”. Effectivement dans mon parcours et à mon échelle j’ai, recueil après recueil, constitué ce point de repère qu’est l’œuvre. Les exaltations poétiques, les intuitions, les rencontres extraordinaires, l’amitié, les lectures, tout ce qui m’a construit et que je qualifie aujourd’hui de chance, me conduit à penser qu’il y a peut-être un geste supérieur à accomplir pour avancer en poésie dont j’ignore tout.
Dans cette réflexion il ne s’agit pas de se priver de la joie d’écrire ni du bonheur du partage, ni même de la séduisante contemplation. Il ne s’agit pas d’avoir une attitude de privation mais plutôt une retenue. Il faut donc trouver la bonne mesure qui permet le renouvellement dans la présence. J’admire Gille Baudry, en particulier pour l’accomplissement dans son œuvre de ce regard.
- Tu viens de parler de contemplation et de la présence. Peux-tu évoquer ton rapport entre poésie et transcendance ?
C’est un des sujets qui m’est le plus cher. Je lis de la poésie depuis mon enfance et ce que je cherchais et que je cherche toujours dans ces lectures, c’est le point d’élévation. Or la poésie qui me semble la plus proche, c’est probablement le fin’amor, et principalement les troubadours limousins. Cette poésie d’essence spirituelle se réalise dans l’incarnation pour la Dame et jusqu’alors je ne connais rien de plus beau, rien de plus réjouissant.
Je fais mienne la pensée que le verbe s’incarne dans la poésie, qu’elle n’est pas création mais approche du sensible. La poésie permet d’entrevoir l’inconnaissable. Elle n’est pas étrangère à la matière ni à la vie, elle est une singularité qui s’exprime par la voix de celui qui s’engage sur ce chemin.
- Autrement dit, ce rapport entre poésie et transcendance n’aurait pas pour objet de créer une poésie transcendante, mais d’y donner accès ? La poésie serait un véhicule ?
Tout d’abord, je n’ai pas d’idéologie poétique. La poésie n’est pas une fin en soi, je ne suis pas idolâtre. En mon for intérieur, ma culture celto-judéo-chrétienne m’offre pour ce qui relève de la transcendance, une orientation spirituelle qui me nourrit et me fonde. La poésie permet de percevoir des sensations, des visions, des émotions si profondes, si étendues, qu’elle nous laisse le sentiment que nous sommes dans l’ignorance positive, et que la quête à travers le développement de notre conscience est nourrie du savoir que l’on peut acquérir et qui nous établit dans des limites. La poésie est hors du champs du savoir, elle s’ établit dans la perspective de l’amour, de l’admiration, de l’émerveillement, ce qui forme en nous cette confiance en une dimension ignorée, mais profondément ressentie. La formalisation de la poésie devient une personnalisation temporaire qui nous permet de nous réaliser dans la présence et de participer à l’approche du mystère de la vie.
- En conséquence, y a‑t-il chez toi un lien entre poésie et salut ?
Si demain on m’expliquait qu’il était démontré précisément que la vie n’est qu’un point mortel sans avant et après, je dirais : peu m’importe.
Je ne cherche pas mon salut à tout prix. Je ne cherche pas la connaissance. Et, en paraphrasant Saint Paul, “à quoi me sert de savoir si je ne suis pas capable de charité.”
Si cette connaissance d’une vie sans objet, absurde, ou, à contrario, la destinée d’une âme pour un chemin universel, n’a d’intérêt que si je suis capable de la vraie compassion. Or la poésie peut proposer une forme de salut dans une salutation à la vie. La poésie est un hommage à la multitude des ressources qui se présentent devant nous. Dans mon esprit, le salut, n’est pas se sauver soi-même par une posture ou une expérience. Le salut, s’il y en a un, ne peut venir que de la grâce. Il ne peut pas venir de l’application stricte d’une méthode. Une méthode peut permettre d’être en disponibilité ou en disposition pour éventuellement recevoir le don de voir. Le salut serait selon moi dans la capacité à aimer sans limite. Or la poésie se situe entre l’espérance de la grâce et la mise en œuvre de l’intuitivité poétique. C’est à la fois une restitution, une transmutation et une interprétation. La poésie ne se résume pas à une esthétique, un formalisme ou une expressivité. Ce qui me semble extrêmement précieux dans la poésie, c’est la réalisation formelle d’un mystère qui demeure mystère mais qui dispose d’une existence tangible a un instant donné. Elle est une invitation, à un autre regard sur le monde dans toutes ses acceptions.
- Tu parles d’intuitivité poétique. Elle renvoie à la dimension instinctive de la poésie. C’est une question, je crois, qui te requiert ?
L’instinct poétique est pour moi essentiel dans le sens où je me souviens dans ma jeunesse l’avoir ressenti très tôt et comme jamais démenti. La difficulté a commencé lors de la mise en forme de l’inexprimable et dans la prise de conscience qu’il fallait à la fois chercher une rigueur la plus aboutie tout en gardant une liberté intense et riche. D’où les questions récurrentes du formalisme et de l’inspiration. L’instinct poétique n’est pas une naïveté mais une sensibilité qui vous confronte à une évidence magnifique ; Le besoin impérieux de faire quelque chose nommé poème.
27/02/2013
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