Jean-Marc Barrier, l’autre versant de la montagne
Jean-Marc Barrier est un artiste discret, mais son engagement est entier et puissant comme la montagne qu’il contemple tous les jours depuis sa fenêtre. Poète, graphiste, photographe, il anime un atelier d’écriture, La table d’écriture, et co-anime une émission mensuelle Les Arpenteurs poétiques, sur Radio Pays d’Hérault. Nous pourrions dire générosité, et nous aurions mille fois raison. Pour preuve, la texture foisonnante de ses encres, l’humanité de sa voix, la puissance de sa poésie. Il ne faudra pas oublier la modestie, la gentillesse, la simplicité. Il a offert un peu de son temps, des poèmes inédits et des encres à Recours au poème, et nous l’en remercions vivement.
Jean-Marc Barrier, Le Cerf gracieux
Une aventure de langage. Qui rend compte de l’aventure de vivre. (Et comment vivre sans une part d’aventure ?)
Je suis né dans l’après-guerre, j’ai grandi dans les trente glorieuses. Il y a avait une prépondérance du domaine matériel, et la vie telle qu’elle était parlée ne me semblait pas correspondre ni à l’expérience, ni à l’étonnement que j’en ressentais. Ma mère avait une formation de libraire, elle m'a donné l'amour des livres, mon père a été pilote de glacier, il m'a transmis le goût des grands espaces naturels – chacun a son espace poétique personnel, je crois. Mais on ne parlait pas des émotions, de l'étonnement de vivre – la parole me semblait tronquée. Enfant, je me sens vivant dans le jeu – jeux de piste, cabanes et le frottement à l’altérité – et la nature, les forêts, les montagnes qui m’entouraient. Puis Jules Verne, Alexandre Dumas, les livres qui parfois ressemblent plus à la vie que la vie, la vie qui s’ouvre quand j’ouvre le livre, la vie qui s’ouvre quand je le referme. Et puis un jour, adolescent, ce volume dans la bibliothèque de ma mère : Exercices de style de Raymond Queneau.
Et peut-être ce bégaiement qui hache ma langue. Ce que cela me fait de retrouver le parler fluide, les syllabes labiles que je touche d’abord chez Verlaine, puis dans ma voix, plus tard.
Je n’ai eu de cesse de trouver un espace de sincérité, de partage, de rencontre, de parole vraie et large. La littérature et l’exploration de la psychologie m’ont ouvert un espace où les mots pouvaient rendre compte de ce que je ressentais. La poésie m’a ouvert le raccourci saisissant qui en restitue toutes les couleurs simultanément. Ce qui est terrible et ce qui est très beau peuvent se réunir dans un poème. Même pour ce qui est douleur. C’est une consolation, une jubilation, une retrouvaille, un élargissement. Que nous puissions communiquer à ce niveau-là. En créativité. Dans le poème je respire. Qu’un poète s’autorise, et il me panse, me réjouit. Le retournement se fait également quand j’écris, il provoque cet allègement.
Je ne sais définir la poésie – celles de l’image, celle des mots, de la présence – mais je peux parler du poème.
Je le vis comme cette aventure de laisser les mots nous étonner, si on leur lâche la bride et qu’ils sont plus loups que chiens. Pour cela, il faut relier détente et concentration, liberté et intelligence (que je vois comme une vertu chaude), folie douce, fidélité à l’émotion première. Pas de cap si ce n’est d’être au plus près d’une vérité du ressenti, multiple mais clair dans son foisonnement. Pas de cap, mais une barre franche.
J’ai toujours senti clairement que nous sommes de passage. C’est une dimension qui me fait m’abreuver au poème, tenter de donner à boire dans l’écriture. L'eau et le feu. Une envie de 'porter le feu', et c'est ainsi que je lis beaucoup d'amis poètes.
Et donc… tous les langages, car nous vivons tous les états de l’être, et que l’écriture à chaque fois se remette en jeu. Car il s’agit d’être dans la verve, le verbe joueur qui pourra dire. Ou encadrer de silence la mise à nu.
Un poème pour naître, a traversé un corps. Un dessin aussi. Un poème, cri, confidence ou pulsation, c’est un entrechat dans la nuit.
Merci à ceux qui m’ont ouvert le sentier : Rilke, Eluard, Octavio Paz, Henri Michaux, Beckett, Luiza Neto Jorge, Antonio Ramos Rosa, Eugenio de Andrade, Sylvia Plath, Bernard Noël, mais aussi Julien Gracq, James Lee Burke…
Jean-Marc Barrier, Les Poèmes d'amour perdus de Sappho
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Sélection de poèmes
fango
J'ai suivi les deux rives
avec la pensée des poissons
ce qui comprime qui sinue dans l’air
river fango et le serpent parfois
l’angle du soleil le verre d’eau avec Héraclite
tree stone tous les signes
et large le désert dans la poche de poitrine
le pouvoir des éponges
je marche mes défaites
tiempo entre les deux pôles entre les épaules
parmi les courbures je me quitte
vida j’enfonce la clef dans la terre
Leben la terre est chaude pour la graine.
Paru dans la revue La main millénairen°20
le bouleau
plus bas j'ai vu un sourire mais
c'était peut-être un bois flotté sur le sable noir
ou le signe mathématique de notre innocence
j'ai reflué dans mes rêves
des pieux obliques striaient les collines
échardes sur nos poumons pentes qui tombent sur les yeux
la terre est restée dans le langage de la boue
la robe blanche si près de ta peau de tes seins
les gestes comme des ailes se replient
je pleure dans tes yeux
la couleur de la pierre sur les visages je voudrais l'oublier
j'aime la blancheur de l'écorce
blanche blancheur des feuilles et des rêves enroulés
Paru dans l'anthologie Le rève, éditions de l'Aigrette 2019
la fenêtre
j’ai blanchi l’escalier
ouvert une fenêtre vers la montagne
maintenant j’écris
je blanchis les murs
la vallée se calme
celle qui m’a conduit où le soleil parle plus fort
et si je bouge c’est à la mesure de l’arbre
j’apprends l’hiver
j’attends les leçons du printemps
en effaçant un mot
je remonte en haut de la page
la nuit me tourne le dos
je ne signe pas
Paru dans l'anthologie Entre-temps, éditions Lignes d'Horizons, 2018
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Poèmes inédits
halte 6
ta langue finit ma phrase
je mets mon épaule contre le ciel
tu disais avec le métal
la course des nuages
j'écoutais mes yeux
ce soir nous sommes des arbres
flèches dans la gravité
sur l'eau le temps revient disparaît
halte 9
Un éclair de peau
dans les coupelles de l'eau
frais bougé des yeux
bougé dans le bougé de l’eau
la peau s’écarte
morceaux d’arbres et de ciel
dans ton retour
plus froid dehors
sauf cette main en fleur
et ce bruit d’être
quand je remonte les mousses
pointes fruits lèvres
soleil sans bord
à l’envers des feuilles
une pierre se soumet
lame
rien quelque chose comme
un rêve dans le ventre
l'encre des douceurs nourrie de la puissance des marées
une lame une lame
premier signe : l'envie de disparaître
comme une envie d'intégrité question de frontière
et si c'est une ligne elle est pointillée
comme la pluie sur le sable
rage douceur ton regard
nos désirs qui fouissent l'impossible
et le grand retour de la tendresse
comme un chien fatigué qui tourne dans le soleil
nous en sommes là les mains tachées de pardon
le front illuminé par nos voyages
dans l'onde ultime de nos rires
alors que s'allument des feux follets sur nos lèvres
bleu de toi
Je ne choisirai pas
la cinétique du moi touche au point de hasard
légère et tendre déchirure
bleu de toi dans mon bord de lumière
rien ne bouge rien n’hésite
je garde l’innocence l’eau absolue
la laitance de mes reins
et les poissons dans nos yeux
c’est ici que le temps s’arrête
dans la mue de nos sables
et la vague étale où les ombres s’oublient.