Jean Onimus, dans son dernier essai posthume et inédit, interroge la fonction du poétique. Il oppose la poésie à la prose, pour lui par définition essentiellement prosaïque et fonctionnelle :
Le poétique semble donc procurer une sorte de plénitude dans l’intensité de notre présence au monde, tandis que le prosaïque impose une frustration, une réduction, nécessaires sans doute, pour l’action, mais blessantes pour nos consciences. (p.53)
A la différence de la prose conceptuelle conçue comme la recherche d’un savoir, la poésie est essentiellement ouverte au questionnement et surtout à l’expérience sensible, à l’instant présent qui par définition est unique. Selon lui la poésie vise le réel, c’est à dire, “ce qui ne se répète pas” :
Le poétique est l’existence même, lorsque, dans un spasme d’identité, elle se met à frémir, à trembler d’angoisse, à danser de joie, à chanter. (p.15 )
C’est donc, selon lui, une façon de s’ouvrir au monde et à soi-même. Seul le poétique serait dès lors, capable de nous donner cet espace spirituel dont nous avons besoin pour échapper à l’aliénation technicienne que nous impose notre civilisation. Il se réfère ici à René Char qui définit la poésie comme “la partie de l’homme réfractaire aux projets calculés”. (p.38) dans ce qu’il a de plus infime ou de quotidien :“Il n’y a pas, il n’y a sans doute jamais eu de grand poète (…), de poète si sombre, si désespéré qu’il soit, sans qu’on trouve au fond de lui (…) le sentiment de la merveille unique que c’est d’avoir vécu dans ce monde et dans nul autre.” 1J. Gracq, Préférences, Corti, 1961 Il situe d’ailleurs l’origine du poétique dans cet capacité d’étonnement et de célébration. A ce titre le haïku lui paraît emblématique de cette capacité à “incarner l’infini dans l’infime, le mystère dans le banal, l’illimité dans le borné et de se rendre capable de donner à voir”. (p.130)
La poésie est donc pour lui la quintessence de cette transcendance qu’il définit comme ce qui, en tout domaine, “s’ouvre sur de l’illimité et attire vers quelque horizon qui s’eloigne toujours.” (p.97) Il passe donc en revue quelques unes de ces formes de transcendance comme le besoin d’évasion, la recherche de l’essence ou du sacré pour finir par comparer le poétique dans sa spécificité aux autre formes d’art comme le roman, le cinéma, la photographie la musique. L’ouvrage se termine sur une analyse du lien entre la poésie et les mythes, tel celui d’Orphée et son rapport à la religion. On pourrait toutefois objecter que le roman peut également occuper parfois cette fonction de transcendance ou la fiction de façon plus générale. Mais pour Jean Onimus, ce travail lapidaire et si particulier de la langue est ce qui rapproche le plus la poésie de la création ou de la cosmogonie dans son sens le plus large dont elle ne serait que le reflet. Il oppose ainsi l’espérience sensible toujours singulière et unique à l’universalité réductrice de l’abstration ou de la technique.
Si les idées avancées ne sont pas toujours des découvertes ou peuvent sembler parfois utopistes selon le parti pris que l’on adopte, le style est élégant et de très belles citations émaillent le texte comme celle de Jacottet par exemple :
Il m’a semblé parfois (…) que ma plus vraie vie, ma seule vraie vie n’était que des moments pour lesquels j’avais su trouver une expression un peu plus juste, comme si devenir poésie, si peu que ce fût me conférait plus de réalité ou plus précisément encore les révélait, les fixait, les accomplissait (…) La parole juste donne à qui l’entend comme à qui la trouve le préssentiment d’une plénitude si grave qu’il n’est pas superflu d’y penser. En ce sens la poésie fait reculer nos horizons. 2P. Jacottet paru dans la revue Pour l’art en 1952, cité par J. Onimus, p. 166
Jean Onimus en définitive parvient à nous faire partager les lectures de toute une vie et cette passion pour cet art si particulier. Nous terminerons par cette belle phase que l’on peut lire comme son testament littéraire et qui célèbre justement ce pouvoir d’émerveillement du regard poétique comme notre dernière chance peut être d’échapper à la barbarie d’un univers totalement fonctionnel et robotisé où le pouvoir de créer, semble, à ses yeux, être seul en mesure de redonner un sens humain au progrès technique ou tout au moins un peu d’espoir :
Contemplez, interrogez du regard, déchiffrez et ne vous lassez pas d’admirer. Pour moi, c’est cette beauté du monde qui fonde toute mon espérance; elle m’aide à vivre, inépuisable trésor de toute espèce de joie. Le sentiment de l’absurde n’a plus prise en présence d’un tronc de chêne ou de châtaignier plein de force et de sève. Le monde, dit Bonnefoy, est une demeure de signes. (p.189)
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Notes