« 1924. Je vous écris Jacques Rivière. Un homme se possède par éclaircies et même quand il se possède vraiment il ne s’atteint pas tout à fait. Je me creuse dans le poème. Je suis ailleurs. Qui me dira comment me penser dans l’autre, dans le regard de l’autre, dans le corps de l’autre ?
À travers le feu qui me brûle, la mort est sourde à mes appels. Je n’ai pas assez de mots. Je suis encore vivant, mais je ne suis rien. » : c’est ce cri dans l’écriture que trace Antonin Artaud dès cette correspondance fondatrice, reprise dans la réécriture redéployée par le poète et lecteur Jean-Pierre Védrines, qui permet de sertir une définition-joyau du grand Artaud : « arbre désastre », « Homme enflammé », « pierre noire », « obscur diamant », dès les premières lignes s’ouvrant sur l’identification, la confusion possible, l’abolition permise à travers le « je » de l’écriture, réunissant dans un même devenir-squelette Antonin Artaud et Jean-Pierre Védrines : « Mais que suis-je devenu ? Une tache d’eau ? Un corps décharné qui retentit de sa peau tendue ? En ce moment je rédige, peut-être pour moi seul, le texte de mes paysages désolés, de mes rivages oubliés. Entre mon corps et ma langue, je remarque que le néant envahit peu à peu mon écriture, encrasse mes pores, mes vertèbres, mon squelette. »
Le poète portant le langage à incandescence, dont une des formules-clés reste également une proposition définitoire de la vie-incendie : « La vie est de brûler des questions. », se voit donc placé sous le signe du feu en échappatoire, dans le portrait dressé par filiation : « Je suis dans ma propre prison un errant aux cheveux de feu » ; « La question est, je vous l’annonce, « où commence l’enfermement, où s’arrête la vie », car comment, oui comment, relier le corps au texte, comment aller vers l’infini, emmuré vivant.
Jean-Pierre Védrines, Artaud et les constellations, Éditions des Deux Rues, 2022, 60 pages, 13 €.
Je vous écoute, lecteurs, parler de mon écriture illisible, du retour éruptif de la poésie dans mes cahiers, de mon chant désespéré. Chaque jour, ma chair brûle, ma chair alimente le feu captif, le feu qui danse. » Le portrait du supplicié se fait autoportrait en miroir à travers ce dédoublement de personnalité entre le lecteur ou l’auteur : « Est-ce encore moi qui parle, est-ce Antonin Artaud ? Mon corps n’est plus qu’un lourd délire, mon corps blessé, je ne sais trop comment. Membrane dans la nuit utérine, on ne me réparera jamais. Pour toujours je suis une cruche vidée de son vin, oubliée dans son temple, le poète et sa révolte. »
Ce vif ardent, dans sa triple déclinaison « la vie, la mort, l’amour », irradie toute la lecture-réécriture de la poésie d’Artaud à travers la projection de la figure tutélaire dans l’univers pictural des plus grands peintres dont le poète a souvent si bien parlé dans son œuvre : Paolo Uccelo ? « Il fait noir. Je m’approche de Paolo. Dis-moi, Paolo Uccelo, dans les gouffres de quels rêves as-tu connu la mort de l’enfer ? » Lucas Van den Leyden ? « Dans cet enfer, Lucas Van den Leyden, je me cherche toujours. Mon odyssée est double : je suis l’homme noir frappant à la porte et le Père-Roi, l’image vivante. » Vincent Van Gogh ? « Le monde n’est qu’un rêve perdu, mais ces corbeaux, Vincent, au-dessus des blés ont du noir de truffe sur les ailes : ils en appellent à l’ombre du voyage, au silence régénérateur venu te vêtir. »
Ce rapport à la peinture, jusque dans la déclinaison de la palette intérieure de la poésie même d’Antonin Artaud, fait de celui qui à la fois écrit et peint, selon l’étymologie grecque, un zographos, à la rencontre du peintre et de l’écrivain du vivant, de la vie personnifiée à travers le visage multiforme et multiple du poète ainsi que des myriades d’étoiles qui gravitent autour de lui, dont l’activité de dessinateur, de peintre, de guetteur de traces et d’univers se fait éloge de l’acte libérateur de peindre unissant, résolument, Jean-Pierre Védrines à Antonin Artaud dans toutes les nuances de couleurs possibles sur le fil de cet exercice d’hommage et de transfiguration singulière : « Peindre pour moi c’est retrouver mon origine. D’abord la ligne corporelle vibre, solitaire aussi frémissante que la mort. Puis la force prodigieuse de l’océan des couleurs, profonde et douce comme son âme, me saisit. Le tableau, dilapidé au vent de la fournaise, active une circulation en devenir, une autre forme de vie. Je m’innerve de fils tendus et de vibrations intenses. Mon corps pulsé, aux lignes rythmées, s’évade. Mon corps blanc, naissant de ces lignes s’élargit à la dimension de l’univers. Je l’aperçois dans l’éclair de la foudre.
La main, lorsque je peins me transfigure, c’est elle qui va vers la vie, brise le carcan et me libère. Couleur, je suis la couleur vibration de la vie. Rose chair, vert santé, azur foudroyé, soleil folie, gris marais. »
Présentation de l’auteur
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