« J’écris dehors », sur Pierre Tanguy
J’écris dehors
Combien révélatrice de son œuvre est cette confidence de Pierre Tanguy. Oui, à la manière des peintres impressionnistes qui sortirent brosses et chevalets des ateliers académiques, Pierre Tanguy crée hors les murs. Les titres des recueils en témoignent Haïku du chemin en Bretagne intérieure, Pays de connaissance, Roue libre dans la ville, Haïku du sentier de montagne et bien d’autres : le poète est celui qui va par les chemins, notes griffonnées pour capter l’éphémère et faire provision d’instants. Silhouette marchant au vent sur les sentiers douaniers et les chemins creux du Finistère, les sommets alpins ou bien à vélo dans Rennes, il s’invente un territoire poétique où l’objet, poissons sur le quai, vaches de retour à l’étable, barques qu’on repeint prend une dimension intense et singulière.
Écrire de la poésie, pour Pierre Tanguy, c’est laisser advenir la présence des choses. Toujours, chez lui, la parole poétique prend appui sur une expérience incarnée, sensuelle du monde. Elle est d’abord un rythme, celui des pas du marcheur, elle est aussi un itinéraire où l’on va au cœur de lieux bien précis, Kerity, Mousterlin, Dans l’aber, l’Odet :
Il faut aller plus loin, plus haut, inspecter dans la géométrie des terres l’acharnement des journées de labeur et surprendre, à l’abri des futaies, l’effort des vaches qui se frottent le ventre aux branches les plus basses. Enfin, s’arrêter.
On le voit, il ne s’agit pas d’errance ou de posture romantique de la fuite. Eloge de la marche et de l’attention passionnée, pourrions-nous dire.
Ici, le poème se tisse dans un rapport très sensitif au monde : une marche sur la dune, col de veste relevé, le pied qui tourne sur une pierre du torrent, les muscles et le souffle qu’on éprouve à vélo, l’odeur mêlée du sel et des algues. Voilà les cinq sens en éveil, à l’affût de la vie.
Cet enracinement dans le corps renvoie à l’expérience centrale de l’enfance et plus encore de ses origines bretonnes. Né à Lesneven en 1947, dans le Nord-Finistère, il ne cesse de chanter ce pays natal, celui de grands-parents et d’un père issus du monde agricole. Plus largement, c’est une appartenance au territoire imaginaire celtique qu’il célèbre. Avant de devenir journaliste, Pierre Tanguy a passé une maîtrise d’histoire de la Bretagne et des pays celtiques. Ce qui frappe chez lui, c’est cet intense sentiment de connivence avec la nature. Quête de signes fugitifs, la parole poétique se fait mise en rumeur des sensations et des émotions. « Pas de poésie sans émotion », dit-il dans un de ses entretiens. Il y a chez lui le choix revendiqué d’une parole à l’opposé de l’hermétisme et de la grandiloquence, le parti-pris d’une expression à visée populaire au sens le plus noble du terme.
En cela, il se situe dans la lignée des poètes qu’il aime, René Guy Cadou, Paol Keineg, Xavier Grall, Philippe Jaccottet, Gustave Roud. Dans la tradition aussi de la poésie orientale qu’il admire et de la poésie des pays celtes.
Car s’il y a une unité musicale qui traverse ces différents recueils, c’est bien cette célébration de l’ordinaire de la vie, dans son extraordinaire humilité. Les choses simples dans leur humanité lumineuse, triste parfois. Ces événements uniques, intimes comme la venue au monde d’un enfant ou la mort du père font alors naître le chant qui, à l’occasion, se fait plus ample, à la mesure de l’émotion qui, tout naturellement, atteint l’universel dans le recueil « Que la terre te soit légère » ou celui sur la mort de sa mère, « Les Heures lentes », qui paraît en juin aux éditions La Part Commune.
Autrement dit, c’est une œuvre qui touche par un timbre de voix singulier, tout de retenue, d’effacement. Le Je qui parle le fait plutôt à voix basse, s’efface pour laisser place au vous de ses deux filles, au nous de la famille en deuil du père, au tu de la femme aimée. Cette présence en sourdine du sujet auprès de la tombe paternelle tient toute entière dans ce simple vers qui est un bouleversant hommage :
J’ai arraché des mauvaises herbes sur le gravillon.
Car les objets et les gestes simples évoqués disent autre chose qu’eux-mêmes : derrière le pas hésitant d’une fillette qui apprend à marcher, derrière les bicyclettes jetées dans les fougères, derrière les poires cueillies au jardin par le père avant de mourir se lit en creux ce qui est ou a été plénitude de vie. Avant la séparation et la disparition car la finitude est sans cesse là, sur le mode du memento mori des proches et amis disparus. Mais si la tristesse est présente, l’angoisse métaphysique n’est pas de mise dans cette écriture.
Pierre Tanguy s’interdit tout pathétique, tout débordement lyrique, tout goût pour l’éclat : c’est dire si cette parole poétique de la simplicité trouve sa forme dans le fragment ou le haïku, se moule dans l’ellipse et le rythme court. Il s’agit de ne pas se payer de mots, de ne pas céder au charme facile des images. Trois petits vers dans le style japonais et cela suffit à faire naître un monde. Mais l’on mesure combien pour atteindre la simplicité, il faut de labeur exigeant.
Dans ce souci de Pierre Tanguy d’entrer en résonance avec la nature des êtres et des choses, je vois volontiers la marque de ceux que Julien Gracq appelait des écrivains du « oui », qui, à l’opposé des écrivains du « non », préfèrent l’acquiescement à ce monde, à ses rencontres, à ses bribes de joie ou de tristesse. Ce qui ne signifie pas la résignation. Ainsi en est-il de certaines scènes où il aperçoit « dans la lucarne bleue, le chômeur télévisuel », ou « au front des cathédrales, ces pauvres édentés [qui] protègent leurs chiens du froid avec des couvertures ».
Si la lecture des poèmes de Pierre Tanguy donne à ce point le sentiment d’une justesse de la voix, c’est que cette voix résonne d’une exigence intérieure très forte. C’est dans le réseau des mots que cette part spirituelle affleure d’abord. Un exemple : là où l’érosion a creusé des vasques en haut des grands rochers du Finistère, le poète ne voit-il pas des bénitiers de granit ? Nombre de références religieuses parcourent les recueils : « Et à l’heure de notre mort », « Sur la terre comme au ciel » ou tel fragment du cantique du Paradis, même si la perspective n’en est pas tout à fait orthodoxe ! « Dieu gagne à être cherché ailleurs que dans le ciel » écrit-il.
Avec Pierre Tanguy, le « mystère étoilé » pour reprendre la belle formule de Christian Bobin n’est jamais loin. Ainsi l’attachement au pauvre en esprit, Salaün du Folgoët ou le long dialogue épistolaire avec une tante recluse dans un monastère, en contrepoint de la vie dans le siècle, éveillent un sentiment de vertige. Pas de leçon, seulement un questionnement qui se pose à tous, à celui qui croit au ciel comme à celui qui n’y croit pas. Quelles sont les vraies valeurs ? Depuis qu’il est enfant, Pierre Tanguy écrit à cette tante et interroge cette présence-absence au monde dans son dépouillement et sa respiration silencieuse. Le résultat, c’est un chant profond qui rayonne. A l’image de toute l’œuvre poétique de Pierre Tanguy que nous saluons ici aujourd’hui.
Ce texte a paru dans les "Cahiers de l'Académie littéraire de Bretagne et des Pays de Loire, N° 49, 2013, Titre "Couleur", ISSBN 0990-5758.