“Penser au lecteur n’a pas de sens”1, affirme l’espagnol Joaquín Campos (Málaga, 1974), qui est l’auteur d’une œuvre dans laquelle chaque recueil porte un regard acide et pertinent sur une société où le superflu règne, et où le poète côtoie, tout comme nous, une horde de personnes égocentrées, lobotomisées par la société de consommation et où l’apparence prime.
Campos, qui est « le Houellebecq espagnol », selon Sergi Doria2 ou Miguel Ángel Quintana Paz3 sait à chaque fois fuir une recherche de beauté stérile, qui rend une bonne partie de la poésie publiée actuellement inaudible ; il critique aussi l’endogamie d’une caste d’auteurs qui aspirent à se congratuler autour de prix littéraires sans aucune valeur, ainsi que l’obsession d’être « publiables » qui concerne un grand nombre de poètes plus ou moins célèbres. Car contrairement à une idée reçue, l’art ne doit pas avoir comme but de refléter la beauté du monde : pour cela, il conviendrait tout d’abord définir ce qu’est la beauté, ce qui n’est pas une mince affaire.
Joaquín Campos présente Poésie à Pékin. Entretien avec Txema Martín.
La poésie de Campos va par conséquent au-delà des stéréotypes et nous fait part d’un monde que beaucoup s’acharnent à cacher ou à trouver vulgaire. Mais pour lui,
les vers,
que sont les vers
sauf des crépuscules sans témoins.
Mais surtout, le problème ne consiste pas à nous dire que la beauté n’existe pas, mais à être conscient que nous ne savons plus la voir :
Et le ciel ?
Quoi vous dire sur le ciel.
Des ciels limpides, pures, sans autre tache
que celle de les regarder à travers des yeux sans scrupules
qui regardent un panneau routier aussi bien
qu’une offre sur un camion
ou un pull de celle qui ne porte pas de soutien-gorge.
Et son écriture fait mouche sans cesse car bien souvent elle se dresse comme un miroir. De toute façon, l’aspiration du poète est celle de devenir sincère et surtout libre. Quant au bonheur…
Le bonheur ?
Le bonheur, c’est faire ce que l’on veut
en prenant bien en compte que ceci
est pratiquement impossible à réaliser.
Il faut alors prendre des risques pour faire face aux conventions car « on prend du plaisir quand on risque, ce qui arrive peu de fois ». Cette indépendance, cette liberté de parole absolue, n’est en aucun cas une posture : Joaquín Campos sait prendre sa part dans la banalité de l’existence contre laquelle il n’apporte pas de solution.
Que ce soit dans le portrait d’une Chine noire dans Poeta en Pekín (Ed. Renacimiento, 2020), ou depuis les hôtels su Cap-Vert, où il réside actuellement (Demasiado Humano, Ed. Sr. Scott, 2020), Campos s’éloigne de toute description complaisante des paysages qui l’entourent. Les images d’Épinal sont pour lui
La drogue parfaite dont a besoin un paria occidental
pour que ses yeux soient inondés de larmes.
et Pékin est une ville qui a « autant de pollution que des jours ouvrables ».
Les paradis sont forcément artificiels : sexe, drogue et alcool ont une partie importante dans sa poésie. Car en général, Joaquín Campos n’écrit pas ses vers : il les assène, comme dans Catres (Ed. Renacimiento, 2018), où il retrace ses expériences sexuelles en différents pays d’Asie. Il arrive ainsi à démultiplier les sensations en nous proposant une poésie concrète, intense et pleine de vitalité et qui surtout n’a rien à cacher. C’est tout sauf un jeu verbal : une poésie qui ne ment pas :
Je t’épouserais pour te voir hennir,
pour le « oui » vide de sens,
alors que ce que je veux en réalité
c’est ton corps.
L’érotisme est dans son œuvre une transformation du réel et en même temps ‑évidemment- une jouissance vraie qui a pour objectif une réflexion sur la valeur de la parole poétique car le dirty realism côtoie un lyrisme très personnel, sans oublier d’apporter à son écriture une dimension psychique et non seulement physique. Sa fausse désinvolture, la vulgarité bien présente, son hédonisme assumé et la dérision apparente révèlent surtout une poésie de la distanciation, dans laquelle le « je » poétique n’en sort pas indemne. A vrai dire, seulement la poésie semble avoir une valeur : Catres,par exemple, est par dessus tout un témoignage qui s’éloigne de façon délibérée des idées préconçues sur la soi-disant beauté poétique pour créer une œuvre bouleversante d’anti-amour.
On peut conclure en insistant sur une certaine dimension engagée dans Demasiado humano, qui fait souvent allusion à l’hypocrisie occidentale qui profite des paysages de rêve des îles en oubliant la misère qui y vit ou qui tente d’y échapper dans la plus grande indifférence. Ne lisez pas Joaquín Campos si vous cherchez le réconfort d’un doux poème mille fois écrit : ne ratez aucun de ses livres si vous voulez savoir comment écrire quand il s’agit de regarder la réalité bien en face.
‘Poeta en Pekín’ es el nuevo poemario de Joaquín Campos. Edita Renacimiento. Joaquín Campos.
POÈMES DE « POETA EN PEKÍN »
PASEO POR CHANG’AN
El paseo se oscurece bajo
un manto de perversión
negruzca, donde los
coches son las balas
y el cielo su diana.
Edificios como aspiradoras
que tiran de mis piernas,
cariacontecidas,
al borde de un brote psicótico
con mi oreja convertida en claxon.
Luego el asfalto
levanta un vaho cómplice,
que de la mano de la polución,
me arroja una sola cara:
¡Es la misma muerte!
PROMENADE DANS CHANG’AN
La promenade s’assombrit sous
un manteau de perversion
noirâtre, où les
voitures sont les balles
et le ciel leur cible.
Édifices comme des aspirateurs
qui tirent sur mes jambes,
soucieuses,
au bord d’un bourgeon psychotique
avec mon oreille transformée en klaxon.
Ensuite le goudron
soulève une buée complice
qui de la main de la pollution
me jette un seul visage :
c’est la mort même !
Extraído del poemario ‘Poeta en Pekín. En la isla de Sal, en Cabo Verde. Joaquín Campos.
TIANANMÉN
La plaza como un aeropuerto
ya no huele a cadáver
sino a vida muerta.
Un niño sonríe ondeando
la insignia nacional.
Su padre, perjudicado,
echa humo por la boca.
La madre,
emocionada,
tira fotos con el móvil.
Un guardia de escaso rango y edad
anhela el fin de su jornada laboral
erecto como un cable.
Mientras, los conductores azotan el asfalto
en una imagen de película.
Y ante todos ellos Mao,
con su gesto impertérrito,
llenando de humillación
todas las cabezas,
las cámaras de fotos,
los bolsillos de las gentes,
y el recuerdo de unos estudiantes
de los que nunca sabremos ni sus nombres.
TIANANMEN
La place comme un aéroport
ne sent plus le cadavre
mais la vie morte.
Un enfant sourit et fait ondoyer
le drapeau national.
Son père, embarrassé,
écume de rage.
La mère,
émue,
prend des photos avec son portable.
Un garde au rang et à l’âge insuffisants
espère la fin de sa journée de travail
droit comme un câble.
Entre temps, les conducteurs fouettent le macadam
comme une scène de cinéma.
Et devant tous, Mao,
avec son geste imperturbable,
remplissant d’humiliation
tous les esprits,
les appareils photos,
les poches des gens
et le souvenir de quelques étudiants
dont on ne saura jamais les noms.
Joaquín Campos recita ‘Se ha ido la luz’, un poema incluido en su obra ‘Demasiado humano’. Joaquín Campos.
ALTIPLANO
Una voz temerosa
desde el altiplano,
que siempre es plano
aunque aparente alto,
me contó lo tuyo con las estrellas.
Cuando recapacité,
bajé la cuesta
y abracé la realidad.
HAUT PLATEAU
Une voix craintive
depuis le haut plateau
qui est toujours plat
même s’il semble haut,
me raconta ton histoire avec les étoiles.
Quand j’y ai réfléchi,
j’ai descendu la pente
et embrassé la réalité
POÈMES DE « CATRES»
CERCO
Cerco a tu personalidad,
que como las brasas
no solo calientan,
sino que hasta queman
como el sol que se refleja
en el límpido arroyo,
cegando a diestro y siniestro.
Cerco a tu piernas,
que con el baile abruman
como columnas que se alzan
hasta el cielo de tus ojos,
lugar donde esquivo
a tus extremidades,
por perversas.
Cerco a tu piel,
que como tres embalses
con las compuertas abiertas,
carboniza mis yemas
cuando simplemente te rozo,
a sabiendas de que acercar la lengua
me convertiría en un hombre mudo.
Sin embargo el cerco a tus ojos
se hace materialmente imposible:
porque entre soñarte,
rozarte y admirarte,
sobresale la densidad de tu mirada,
a la que en otros tiempos
llamarán bombas de racimo.
SIÈGE
J’assiège ta personnalité,
qui est comme les braises :
non seulement elles réchauffent
mais elles brûlent même
comme le soleil qui se reflète
dans le ruisseau limpide,
en aveuglant à tort et à travers.
J’assiège tes jambes,
qui en dansant m’accablent
comme des colonnes qui se dressent
jusqu’au ciel de tes yeux,
endroit où j’esquive
tes extrémités,
tellement perverses.
J’assiège ta peau,
qui comme trois barrages
avec les vannes ouvertes
carbonise le bout de mes doigts
alors que je ne fais que t’effleurer,
en sachant qu’approcher ma langue
ferait de moi un homme muet.
Pourtant assiéger tes yeux
devient matériellement impossible :
car à force de rêver de toi,
de te frôler et de t’admirer,
se détache la densité de ton regard,
que dans un autre temps
on appellera bombe à fragmentation.
Lectura de ‘Tarde nublada’ y anuncio del lanzamiento de ‘Catres’ en el Ateneo de Málaga. Joaquín Campos.
MAY
Te desnudo y me desnuco,
observando el vacío de tu cuerpo,
que repleto de cordilleras,
donde los pezones parecieran
coronados por nieve negra,
aprecio que tu cerebro,
disoluto,
se deprecia entre tus piemas,
harinas de otro costal,
mientras tu coño asoma como la barra de pan
del horno del panadero.
Porque May,
estas aquí para saciar mis ganas de sexo,
y no para casarnos;
cuando pagar habría sido mucho más honroso
que escuchar esas plegarias clásicas:
creo que me gustas.
MAY
Je te déshabille et je me brise la nuque
à observer le vide de ton corps
rempli de cordillères,
où les tétons semblent
couronnés par une neige noire,
je constate que ton cerveau,
dissolu,
se déprécie entre tes jambes,
une autre paire de manches,
pendant que ta chatte pointe comme la baguette
sort du four du boulanger.
Parce que May
tu es là pour satisfaire mon envie de sexe
et pas pour qu’on se marie ;
en fait payer aurait été bien plus honorable
que d’écouter ces prières classiques :
je crois que tu me plais.
Lectura de ‘Destrucción masiva’ y anuncio de lanzamiento de ‘Catres’ en la librería Malpaso de Barcelona. Joaquín Campos.
MARINA
Dentro de tu pantalón blanco
todo mi sueño,
cuando esta mañana desperté seco
y ya ando precipitado.
Tu festival físico es digno de estudio,
oliéndome el glande a crimen
y la boca a tu aliento
que me envenena como el pisco
que me sirves sin saber
que yo querría beberlo
en el cráter de tu coxis.
MARINA
Dans ton pantalon blanc
tout mon rêve,
et alors que ce matin je me suis réveillé sec
je suis déjà tout affolé.
Ton festival physique est digne d’étude,
car mon gland sent le crime
et ma bouche ton haleine
qui m’empoisonne comme le pisco
que tu me sers sans savoir
que je voudrais bien le boire
dans le cratère de ton coccyx.
‘Metas’ es un poema de Joaquín Campos incluido en la obra ‘Demasiado humano’ que edita Sr.Scott.
Notes
- Déclarations dans l’entretien à «Revista purgante », https://revistapurgante.com/pensar-en-el-lector-no-tiene-sentido-joaquin-campos/ (lien en espagnol).
2. Journaliste espagnol, dans El Cultural, supplément du quotidien ABC
3. Comparaison évoquée lors de la présentation de Campos que Quintana Paz (professeur de Philosophie à l’Universidad Europea Miguel de Cervantes) avait fait dans l’Ateneo de Madrid (27–09-2020).
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