Joëlle Gardes, Affaires de femmes
Elle passe l’aspirateur et enlève la poussière
Mon chiffon, dit-elle, mon eau sale, elle n’a rien à elle que sa lutte contre le désordre
Quand elle s’assoit lourdement dans le fauteuil avachi elle ignore qu’elle a rétabli un peu de l’harmonie du monde menacée par l’ordure
Elle n’a rien à elle que son eau son chiffon
chaque jour elle est victorieuse le cuivre luit doucement dans la pénombre du salon où l’on ne va jamais
le tapis a retrouvé l’éclat de ses couleurs
les piles de linge sont nettes
son esprit vide
Demain le cuivre se ternira les couleurs se faneront les piles s’écrouleront
Pénélope attendait le retour d’Ulysse
elle n’attend rien que le retour des gestes
Elle acquiesce silencieusement à la répétition pour oublier les murs effondrés les bombes qui explosent les flaques de sang les ventres troués
là tout près ou au loin
aujourd’hui ou demain
elle lutte avec son eau sale son chiffon comme d’autres avec leur fusil
*
Une cicatrice beige raye la joue de la grand-mère
Elle tâtait contre son visage la chaleur du fer rempli de braises et maintenant elle est marquée comme le flanc de l’animal
marquée comme bonne à repasser
bonne à rien
bonne à tout faire
à faire des enfants
Aujourd’hui la vapeur s’échappe du fer un voyant s’allume et s’éteint
en fond sonore la radio ou la télévision
le geste sur le linge est le même
les vêtements vidés des corps sont entassés en piles régulières
elle y glisse des brins de lavande elle y suspend l’orange piquée de clous de girofle
Demain elle courra dans le métro les rues les hypermarchés elle absorbera les odeurs de graisse et les vapeurs d’essence
une mèche de cheveux ternis se collera sur son front
son cœur comme un tissu de cicatrices
*
Les instructions sont claires
ne jamais rester les mains inoccupées
l’esprit peut vagabonder sur l’onde tiède de la voix qui raconte
voix de l’aïeule ou de la radio
mais les doigts s’agitent
les fils de soie colorés s’entrecroisent sur les napperons pour les fêtes de la désillusion
pour le tiroir où ils s’entasseront
pour la brocante des générations à venir
Les instructions sont claires
ne rien jeter
Une frise rouge orne le dessus de cheminée qu’on change deux fois par an et qui est taillé dans un reste de drap encore bon
Les échelles ajourées bordent la nappe ou la chemise du trousseau
Sans la nappe la chemise et les draps ajoutés on s’avancerait nue au seuil du mariage
au front le rouge de la honte
L’enfant tricote maladroitement
se pique au doigt et le sang tache le mouchoir qu’elle ourle
L’inutilité des napperons et des draps jaunissants remplit l’armoire
Obstinée devant la télévision ronronnante l’aïeule aux mains gonflées tricote pour la poupée de la fillette qui fait glisser ses doigts agiles sur la tablette électronique.
De l’autre côté du monde les instructions sont toujours claires, ne jamais rester à penser
ne jamais rester à rêver.