John Ashbery : Le Serment du Jeu de Paume
La "série américaine" des éditions Corti s'enrichit d'une douzaine de nouveaux titres dont Le Serment du Jeu de Paume, livre-clé de la littérature américaine d'après-guerre, ainsi que Journal Seneca, recueil fondateur de l'ethnopoétique. On ne peut que saluer l'entreprise d'ampleur menée par les éditeurs, mettant à la disposition du lecteur non-anglophone des textes fondamentaux qui leur étaient jusqu'ici inaccessibles.
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Le Serment du Jeu de Paume
L'auteur, John Ashbery, né en 1927, est l'une des figures majeures de la poésie américaine contemporaine, auteur d'une oeuvre considérable (poésie, théâtre, roman) ayant reçu de nombreux prix – dont le prestigieux Pulitzer en 1976 pour son recueil, Self Portrait in a Convex Mirror (méditation sur un autoportrait de Parmigianino).
Dédié à son compagnon, le poète Pierre Martory, Le Serment du Jeu de Paume (The Tennis Court Oath) correspond à la "période française" du poète américain John Ashbery, qui vécut à Montpellier et Paris de 1955 à 1965. Du titre, qui évoque le tableau homonyme de Jacques-Louis David , l'auteur explique qu'il lui a été inspiré par des gens vêtus de blancs, aperçus depuis un bus, et jouant au tennis dans le jardin du Luxembourg dont il dit "Je fus intrigué par le contraste entre les circonstances apocalyptiques de cet événement historique et le tableau ensoleillé, presque pastoral, de ces parisiens qui jouaient au tennis. " Nul poème ne portant ce titre dans le recueil envisagé, il pense un temps à en écrire un, puis se décide à changer le titre de l'un des poèmes déjà existants.
Cette anecdote fondatrice me semble doublement représentative de l'art de John Ashbery dans ce recueil, dont la publication provoqua une onde de choc dans le milieu littéraire, dont une partie y vit la possibilité de rénover la langue américaine. Par le jeu du déplacement, du heurt que procure le collage d'éléments de sources différentes, (bribes de livres lus, souvenirs picturaux, résurgences et "illuminations" analogiques), technique tout à fait contraire à la fluidité (imaginaire) de la temporalité ordinaire, et à la logique supposée transparente du discours, l'auteur dynamite le statut traditionnel de l'oeuvre, et redonne à la langue sa vitalité initiale et créatrice. De même que le Serment du Jeu de Paume est l'événement qui bouscule et dynamite l'Ancien Régime, ce recueil, sous ce titre, déclaré fortuit, est l'événement poétique dénonçant la fragilité des cadres de la société américaine guindée des années 50.
Traducteur, de Rimbaud, des surréalistes (dont Max Jacob et Raymond Roussel), John Ashbery pratique une poétique expérimentale, ouverte au hasard, au collage, aux aléas des rencontres suscitées entre autres par une syntaxe fragmentée où ellipses brutales, brusques enjambements d'un vers à l'autre, indécision des catégories grammaticales ajoutant à la polysémie... participent d'un chaos où le sens est à jamais suspendu – "tenu" comme cette balle qui passe d'un joueur à l'autre, série d'échanges imposant d'incessants et brusques déplacements, de changeantes trajectoires.
Marquée par l'expressionnime abstrait, ainsi que le rappelle le traducteur Olivier Brossard, dans une excellente postface dont on ne peut faire l'économie, et sur laquelle je reviendrai, l'oeuvre d'avant-garde (toujours controversée) de John Ashbery me semble aussi, par sa musicalité - qu'on devine grâce à cette excellente traduction - traversée de l'influence du free jazz - art d'improvisation libéré des contraintes harmoniques - et de la musique expérimentale : on y retrouve rythmes syncopés, emprunts, répétitivité et ruptures, et une même remise en question de la notion d'oeuvre telle que l'envisage la tradition.
Le poème-titre, considéré comme un chef-d'oeuvre, se présente comme un grand maelström de mots - pensées et d'émotions diffractées où se mêlent des éléments de dialogues, des interpolations de lectures, des images ou bribes de narration, dans un flux d'où émergent des particules élémentaires de lexique et de sens, qu'on voudrait identifiables, perturbés par la syntaxe incomplète, l'impossible et fluctuante identification des déictiques, le mélange des niveaux de langue... C'est ce dont rendent compte ces extraits, explosant dès l'incipit au regard du lecteur décontenancé :
"A quoi avais-tu pensé tout ce temps
le visage soigneusement ensanglanté
éden gâté région
je continue de t'aimer comme l'eau mais
il y a un souffle terrible dans la façon dont tout ça
Tu ne fus pas élu président, (...)
(...)
puis tu remis ça tu respirais
j'ai pensé descendre poster ceci
de la bouilloire tu bafouillais aussi facilement dans le jardin
tu arrives mais
es incomparable de la belle tente
un mystère dont tu ne veux pas encerclait le réel
tu danses
au printemps y'avait des nuages
La mulâtre s'avança dans le couloir – les
lettres aisément visibles couraient dans la marge du Times
dans un instant la cloche retentirait mais il restait du temps
car l'oeillet s'esclaffa voici un couple d'"autres" (...)"
Bloc opaque, dans lequel brillent les rares escarboucles d'images singulières, le poème nous fait miroiter un flux de conscience préoccupé par la déchéance, la proximité de la mort, en filigrane des éléments convoqués – la page survolée d'un quotidien, l'à peine vision d'un visage "soigneusement ensanglanté" ou celle – improbable - de "la tête d'un scarabée d'eau", puis la finale "noirceur du trou" réitérée : "ils pouvaient tous désormais rentrer chez eux le trou était noir / lilas balayant son visage content qu'il t'ait amené" ...
On serait tenté de dire que ce poème (et comme lui, de façon fractale, l'ensemble du recueil), par sa construction éclatée, sa syntaxe déformante et perturbée, présente au lecteur, – pour reprendre le titre d'un autre fameux recueil de l'auteur –une sorte de miroir convexe du réel, à partir duquel s'accommoder de sens multiples, à la façon d'une infinie charade, comme celle que propose le poème "A Redouté", où les images sont à jamais rendues illisibles par le filtre du crible : "Mon premier, un visage, vous hante / Entre les cheveux qui pendent./Mon second est l'eau : / Je suis un crible."
Le Serment du Jeu de Paume contient aussi certains des poèmes les plus célébres de la littérature contemporaine : "Europe", "Ils rêvaient seulement d'Amérique", "En quittant la gare d'Atocha"... et des poèmes de facture plus classique, quoique fort éloignés des fleurs de la rhétorique traditionnelle. Ainsi le merveilleux "Rose Blanches", claire invitation au renouveau poétique ET politique, dont je cite la deuxième strophe:
"(...) Pas d'étoiles là-bas,
Ni de bannière,
Seule la canne d'un aveugle sondant, non sans maladresse, les coins les plus reculés de la maison.
Aucun mal ne peut être fait ! Nuit et jour commencent à nouveau !
Donc oublie le livre,
Les fleurs que tu gardais pour les offrir à quelqu'un :
Seule importe la fabuleuse écume blanche de la rue,
Les nouvelles fleurs blanches qui sortent de terre en ce moment."
Impossible, en une note, de parler de façon exhaustive de la richesse de ce recueil. On ajoutera quand même, outre les explications de John Ashbery levant le voile sur une partie de la fabrique de ces poèmes, la magistrale postface d'Olivier Brossard, sous-titrée "la poésie décontenance", lecture qui éclaire à la fois l'oeuvre dans son contexte historique et culturel, mais aussi le travail de déplacement nécessaire de la traduction : l'ensemble fait de cet ouvrage un volume indispensable à tout amoureux de la littérature américaine – on ne pourra que regretter l'absence du texte original.