Juan Gelman, Vers le sud
L'œuvre de Juan Gelman, poète argentin exilé au Mexique, fut couronnée de récompenses prestigieuses comme le prix Juan Rulfo, l'un des plus éminents d'Amérique latine. Cette reconnaissance ne fut certainement pas recherchée par le poète et l'on peut s'interroger, au regard des événements qui ont conduit son inspiration, sur le fait de savoir si les tragédies de sa propre vie transmutée en poèmes, en œuvre, ont pu secrètement influer sur la politique d'Amérique latine.
Car la vie de Gelman fut une suite de souffrances profondes que son chant – nous devons l'appeler chant – parvint à sublimer comme personne.
Gelman est né en 1930 à Buenos Aires. Il est mort à Mexico en 2014. Entre ces deux dates, que s'est-il passé ? Les terribles dictatures qu'imposèrent les militaires aux pays d'Amérique latine. Les deux enfants du poète furent séquestrés, ainsi que sa belle-fille enceinte. « Son fils, Ariel, ne reparaîtra pas et c'est seulement après douze ans de recherches que le poète finira par retrouver sa petite-fille âgée de vingt-trois ans, née en prison, enlevée à sa mère et, comme c'était courant alors, clandestinement « adoptée » en toute impunité par les familles des militaires ou de leurs proches et donc coupée de toutes ces racines », révèle Jacques Ancet, traducteur de ces poèmes, dans la belle présentation qu'il fait de ce volume.
Une vie de souffrance, de déchirement, de déracinement, qui ont conduit Gelman à refuser de faire sombrer sa langue natale avec ce désastre national pour au contraire lui injecter la dignité faite homme que le Poème a le pouvoir de porter.
Plus de cinquante livres, c'est le nombre colossal produit par Gelman. Le présent volume publié par Gallimard rassemble cinq livres composés pendant la période noire traversée par le poète et ces peuples sud américains, période couvrant les années 1978-1984. Cinq livres : Notes, Commentaires, Citations, Cela et Vers le sud.
Le style du poète évolue au fil des années, traduisant sa métamorphose intérieure ainsi que l'éventail de références et d'inspirations auquel Gelman fit appel pour déployer son chant relié à la souffrance, et la dépassant pour demeurer en vie.
Cette inspiration puise aussi à la tradition mystique de son pays, celle portée par Jean de La Croix ou Thérèse d'Avila, notamment dans ses livres Commentaires et Citations. « Ce choeur, dit Jacques Ancet, par la bouche de son coryphée, s'adresse à l'objet absent – Dieu, être aimé, terre/mère perdue – obsessionnellement présent sous la forme du VOS (du TOI en argentin), Nord (ou Sud !) de tant d'invocations, de tant d'interrogations. Toutes ces figures magnétiques alternent, se superposent et finissent par se confondre, donnant au lecteur captivé ce sentiment d'absence infinie et, tout à la fois, de présence obstinément suscitée. »
Juan Gelman a du assumer d'écrire après avoir reçu la haine, le désespoir, la souffrance, l'amertume. Il a donc pris les responsabilités qui étaient les siennes, ses responsabilités de poète afin de soigner ces atrocités inhumaines faites par des hommes pour les recouvrir de lumière et d'amour. Ce fut la condition du poète Gelman, qu'il accepta pour le miracle des hommes.
L'un de ses chefs d'œuvres, Vers le sud, donne la mesure de son génie, s'exprimant avec toute l'inventivité qui fut la sienne : néologismes, constructions incorrectes de vers, images lumineuses. Il cherche, nous dit Ancet, la langue d'avant le langage, gageure extrême pour un poète.
Aussi trouvons-nous là une voie d'authenticité, ayant su ramener de son séjour douloureux sur terre un trésor, qu'il légua comme on lègue son bien le plus précieux à une humanité désorienté : une vie, une voix, augmentées.