Jules Masson Mourey, Arlet

Ainsi Arlet mon enfant chéri t’ai-je donné – pardon oh mille fois pardon c’était sans y penser vraiment ! – une âme horriblement furieuse et charitable
le lendemain matin du Mardi Gras qui est l’exact jour du calendrier où il fallait bien que tu naisses enfin de ma chair car j’avais mis dessus dès la chose faite une image découpée de la douce figure de la Très Sainte Vierge Marie de La Mer des Antilles
c’était là donc que tu devais naître avec les deux confettis en or coincés derrière chacune de tes paupières collées et ta peau qui sentait bon la salive et le sang comme celle des très jeunes chiens-tonnerres
déjà au fond de ta bouche acérée et de tes oreilles grandes ouvertes il y avait loin depuis très loin oui oui le goût des fastueux soupers de viandes de barracuda de porc sauvage d’écrevisse et d’eaux de canne et les gros bruits de bombes et les étincelles mauves et vertes des feux de Bengale montés plus hauts que les plus hauts arbres quadricentenaires de toute la Confédération caraïbe
ah quel office Bon Dieu !

il fallait voir les chars dressés façon tentes et véhicules aux coins des petites rues noires les beignets farcis jetés en moulins à la foule primitive les caraques accostées retour de pêche et cette fanfare extravagante faire rebondir jusqu’à l’agonie les organes trop frêles des céphalopodes de la baie de Saint-Pierre
(les vivats)
il fallait voir les montreurs d’anacondas – d’anacondas femelles bien entendu puisque les mâles sont beaucoup trop réputés pour leurs méchantes sournoiseries – les vendeuses de crèmes glacées multicolores les meurtriers et les arnaqueurs encravatés fleur à la boutonnière crachée comme une dent rouge les faux éclopés les cheveux si sombres si bien peignés en raie de chaque côté des avocats sortis de leurs études pour regarder béatement le grand ciel éclaboussé
il fallait voir les quarts de melons engloutis à toutes dents les toutes petites chaussures et puis le traditionnel et bestial linge à fleur de lys maculé de jets limpides mis à la fenêtre passé minuit par les nouveaux noceurs
(les rosaires les toupies et les minuscules poissons)
il fallait voir enfin les têtes de diables croqueurs fichées dans le sable nocturne
après le charivari

revenons plus exactement à toi Arlet mon enfant chéri mon trésor que sais-je encore
pardon oh mille fois pardon pour les épouvantables promesses que je dois te faire bientôt
mais je crois qu’il y en a aussi certaines un peu moins navrantes et même de très joyeuses !
d’abord regarde voilà ton portrait peint sur bois de violette comme personne que moi ne t’a
jamais vu
les yeux maintenant bien ouverts calmes et durs comme ceux des fauves enfermés le nez plat
les lobes troués la taille étroite avec de longues jambes de coureur qui montent jusqu’au cœur
ainsi donc voilà aussi ton destin

tu es le marronneur des premiers jours de la saison sèche
et à cause de ce travail abrutissant il te faudra courir sans t’arrêter c’est-à-dire en fait jusqu’au
bout
sauf évidemment devant les oratoires pour te signer en bon chrétien pour étancher ta soif et pour
fractionner le pain de cassave
il y aura des solitudes et de l’ennui ça vraiment beaucoup et l’araire aiguisé et les deux bœufs
énormes qui rayeront systématiquement tes épaules en vomissant leur langue – ils n’arrêteront pas
il y aura des muretins à enjamber en te cachant le regard pour ne jamais voir à travers la forêt
les terrifiantes maisons illuminées de l’intérieur gardées par d’immenses nègres osseux devenus
tout à fait sordides
il y aura des massacres et des processions pour s’en repentir en projetant des bannières
vers le haut et en balançant des encensoirs
par-dessus tout ton malheur il y aura la belle grande fille aînée du gouverneur d’Esnambuc avec
son parler de coulie
elle qui pour garder serrés dans son hamac brodé de motifs de coqs et de soleils couchants les
amants des villes frotte pendant sa toilette d’après l’amour au creux du large delta d’entre ses
seins lourds comme des sacs de café un quart de gousse de vanille – elle qui a l’attrait oh ça oui
pour les pierres et les métaux de gros carats que toi seul pauvre bourricot aura la veulerie de
poser sur ses cheveux et autour de son nombril 
jamais elle ne t’aimera pour rien au monde rien de rien
et tu n’y pourras rien
sache-le
et tu en seras parfaitement fou de rage

mais toujours je sais qu’il y aura ta main condoléante dans la mienne
et aussi pitié envers les grandes mendiances
et toujours il y aura avec toi le boum-boum familier du cœur des anciens défunts foudroyés à
l’horizontale une fois deux fois trois fois et même réduits à l’état de squelettes sous les gravures
des pierres tombales
il y aura la mer bleue qui suçote en rêvassant le bout des vieux membres rhumatiques de notre
île
je te dis que l’adoration des frères et des amis sera malgré tout ta fortune
mais songe à les adorer correctement en retour – ni trop ni trop peu

maintenant Arlet mon enfant chéri mon trésor mon prince
souviens-toi que la terre-perdue c’est la terre-aimée à jamais
et souviens-toi que cela ne fait rien
tout a déjà eu lieu et tout recommencera
tu y penses parfois toi-même
le seul et unique salut réside dans cette foi-là
l’eau de la Grande Anse qui t’asperge ce lendemain de jour de fête est la même eau qui à la fin
te reprendra

Présentation de l’auteur

Jules Masson Mourey

Jules Masson Mourey est né le 28 septembre 1992 à Schœlcher, en Martinique.

Docteur en archéologie (spécialiste des arts préhistoriques de Méditerranée et d’Afrique) et journaliste scientifique, il partage actuellement son temps entre Aix-en-Provence et Madrid.

Bibliographie 

Il publie régulièrement des textes dans des revues telles que Catastrophes, L’Intranquille, Verso, L’Épître ou Lichen.

Poèmes choisis

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