L’enfant de la haute mer (1931) de Jules Supervielle
ou les limbes de la mémoire en deuil
« Comment s’était formée cette rue flottante ? Quels marins, avec l’aide de quels architectes, l’avaient construite dans le haut Atlantique à la surface de la mer, au-dessus d’un gouffre de six mille mètres ? Cette longue rue aux maisons briques rouges si décolorées qu’elles prenaient une teinte gris-de-France, ces toits d’ardoise, de tuile, ces humbles boutiques immuables ? Et ce clocher très ajouré ? Et ceci qui ne contenait que de l’eau marine et voulait sans doute être un jardin clos de murs, garnis de tessons de bouteilles, par-dessus lesquels sautait parfois un poisson ?
Comment cela tenait-il debout sans même être ballotté par les vagues ?
Et cette enfant de douze ans si seule qui passait en sabots d’un pas sûr dans la rue liquide, comme si elle marchait sur la terre ferme ? Comment se faisait-il…? » (L’enfant de la haute mer, Paris, folio Gallimard, pp. 7–8).
La voix qui nous parle ici appartient au dire le plus essentiel, le plus simple. Elle est la parole nue qui témoigne d’une existence magique, et c’est ce dire nu, descriptif et posé, qui est chargé de découvrir et d’exposer ce qui est à sa portée. Cette prudence attentive est nécessaire à la voix en sa qualité de témoin : son objet lui est bien extérieur, il lui faut collecter indices et éléments plausibles, et construire son récit à travers la chaîne de ces éléments. Ce serait la teinte fantastique du conte de Supervielle : comme les vagues, l’étrange repousse le récit en frappant d’incertitude chaque parole. La voix témoin semble donc mener enquête et introspection, comme pour se remémorer les aspects de l’existence de l’enfant. « Nous dirons les choses au fur et à mesure que nous les verrons et que nous saurons. Et ce qui doit rester obscur le sera malgré nous » (p. 8). De la même manière que l’on cherche à réunir nos souvenirs de quelqu’un qui vient de disparaître, dans l’amour endeuillé et dans sa propre angoisse face à la mort rendue ainsi (encore) plus présente. Mais cette exigence d’historien, d’enquêteur et de témoin, doit être courageuse et sortir les souvenirs des brumes du passé. Brumes du passé, c’est le nom du premier recueil de Supervielle, dédicacé à la mémoire de ses parents, qu’il a perdus dans un accident à l’âge de huit mois.
Ainsi, cette volonté de mettre en lumière, de traverser l’obscurité abyssale de l’océan, est motivée par la nécessité mélancolique d’un deuil qui reste à réaliser. Nous retrouvons la position psychique réelle de Supervielle, qui vécut si intensément le deuil. Position caractérisée par une oscillation douloureuse entre le besoin de se souvenir des absents – et ce, jusqu’à inventer le souvenir – et de les oublier. La création littéraire s’est imposée à lui comme une issue possible de sublimation qui pouvait dépasser le conflit entre la mémoire et l’oubli. Dans ce cadre, l’invention d’une mémoire fictive, mais émotionnellement et psychiquement signifiante, démontre la puissance sidérante d’un deuil où il n’y a pas de souvenir des absents, qui sont donc simplement des absents, voire manifestent l’Absence même. L’enfant de la haute mer est un récit arraché dans le passé révolu à la souffrance de la disparition irréversible de quelque chose qui fut (les parents vivants, la vie ensemble alors possible). Quignard : « La maladie du retour est première. La souffrance de l’absence de retour panique l’âme dans son désir de retrouver le vieux foyer et ses visages. » (Abîmes, chapitre XII, Nostalgia).
Nous retrouvons cette problématique dans ce conte, où Supervielle peint un espace fantomatique. L’enfant évolue entre la vie et la mort, entre le monde des vivants et celui des morts ; c’est une existence dont on ne peut essentiellement pas spécifier avec certitude le statut. Ce serait cela, la vie d’un deuil de proches dont on n’a pas souvenirs : une existence intermédiaire entre « vie » et « mort », c’est-à-dire mémoire et oubli, comme celle des enfants dans ce purgatoire qui se nomme les limbes. Le deuil d’enfant devient ici deuil de l’enfant. Le texte exprime donc à sa manière la puissance démiurgique d’une conscience qui souffre : le désir insensé du retour de ce qui a disparu, de ce dont on a connu la perte, est si intense qu’il prête presque la vie à une ombre (l’enfant perdue). Parabole à la fin du conte : « Marins qui rêvez en haute mer, les coudes appuyés sur la lisse, craignez de penser longtemps dans le noir de la nuit à un visage aimé. Vous risqueriez de donner naissance, dans des lieux essentiellement désertiques, à un être doué de toute la sensibilité humaine et qui ne peut pas vivre ni mourir, ni aimer, et souffre pourtant comme s’il vivait, aimait et se trouvait toujours sur le point de mourir, un être infiniment déshérité dans les solitudes aquatiques, comme cette enfant de l’Océan […]. » (p. 22). Le deuil, impossible, est conduit à la même démesure (hybris) – ici autorisée par la littérature — que celle d’Orphée, qui transgresse l’interdit de la séparation de la mort et de la vie, dans son refus mélancolique de la perte.
Deux parties (au sens platonicien) donc, qui coexistent dans l’âme de l’endeuillé que fait jouer ici Supervielle : l’âme qui doit pénétrer le passé pour se souvenir (la conscience ?) et atténuer le chagrin, et l’âme qui irradie une noirceur exceptionnelle dans la mémoire autour de l’objet du deuil (l’inconscient ?), pour oublier et, elle également, atténuer le chagrin. L’enfant de la haute mer est un texte nostalgique sur la nostalgie (en grec : la souffrance du retour [du passé, du perdu]).
L’imaginaire d’orphelin de Supervielle produit avec ce texte une double inversion très singulière. D’abord bien sûr, une inversion est opérée au niveau de l’objet du deuil, puisque ici ce n’est pas le ou les parents qui ont disparu – comme ceux de Supervielle – mais l’enfant. Ensuite, et corrélativement, c’est (la tentative de) l’inversion spéculaire de la temporalité du deuil : le deuil n’est plus la jetée mortifiante dans un passé sans fond – l’absence de l’aimé à cause de la mort, donc la pure absence, fait un trou dans la temporalité de l’endeuillé –, mais dans un « futur », un temps à venir, sans fin et donc sans limite. C’est, ici, la vie de cette enfant errant entre vie et mort, qui représente un deuil alors impossible. Nous retrouvons cette figure de l’enfant et cette inversion dans d’autres textes, par exemple dans le poème A une enfant, dans Gravitations (1925). Nous pourrions lire ce poème comme le creuset qui aurait donné six années plus tard L’enfant de la haute mer. Nous y trouvons la même image de la petite fille prisonnière dans un no man’s land, et qui cristallise sur elle le malheur comme pour le rendre « autre qu’à soi », extérieur (le sexe féminin de l’enfant doit accentuer pour Supervielle l’extériorisation, mais aussi la pudeur de son deuil) :
« O dénuement !
Tu n’es même pas sûre de posséder ta petite robe ni tes pieds nus dans tes sandales
Ni que tes yeux soient bien à toi, ni même leur étonnement,
Ni cette bouche charnue, ni ces paroles retenues,
As-tu seulement le droit de regarder du haut en bas ces arbres qui barrent le ciel du jardin
Avec toutes ces pommes de pin et ces aiguilles qui fourmillent ? » (p. 92).
L’expérience de la solitude absolue n’existerait que dans le deuil profond. L’enfant de la haute mer, la mer et le navire se sont substitués au ciel et au jardin de ce poème. Également, la même inversion : c’est l’enfant qui est perdu (et qui représente le Perdu), c’est le parent – le narrateur ici – qui déplore la perte.
« Que ta voix à travers les portes et les murs
Me trouve enfin dans ma chambre, caché par la poésie,
O mon enfant qui est mon enfant » (p. 92, début du poème),
et plus loin :
« Tes yeux trouveraient dans les miens le secours que l’on peut tirer
De cette chose haute à la voix grave qu’on appelle un père dans les maisons
S’il ne suffisait de porter un regard clair sur le monde » (p. 93, fin du poème).
Il serait intéressant d’étudier le rôle de la paternité dans la pensée de Supervielle, peut-être dans le sens de la possibilité d’une position existentielle idéale permettant de contourner la trappe du deuil.
Le sans fond appartient au néant dans les profondeurs du passé, le sans limite au néant dans les profondeurs du temps à venir. Deux figures opposées par analogie mais certainement pas contraires du néant temporel. En effet, la réalisation du deuil semble pensable grâce à cette inversion, qui ne garde certes pas le même caractère aporétique et donc mortifiant ; car ce « futur », ce temps que l’on déroule comme malgré soi devant soi, précisément en tant que déroulé devant soi, peut-être par instinct de survie, pourrait trouver un « bout », une terminaison, si tant est que ce vaillant travail évidemment symbolique d’historicisation du deuil soit rendu suffisamment transparent et signifiant. Ce qui annoncerait la création d’une limite posée au temps de son deuil.
C’est une réponse, ou plutôt la forme de réponse apportée par Supervielle à l’exigence symbolique de son deuil, rendue d’autant plus difficile lorsqu’on n’a pas connu les êtres perdus et que ceux-ci sont nos parents. Je cite ici un autre texte, le premier texte du premier livre de Supervielle que j’évoquais plus haut, Brumes du passé :
« Il est deux êtres chers, deux êtres que j’adore,
Mais je ne les ai jamais vus,
Je les cherchais longtemps et je les cherche encore.
Ils ne sont plus… Ils ne sont plus… »
L’œuvre de Supervielle serait bien cette recherche dont la finalité est de redonner vie, ressusciter, même si c’est une vie fantôme ou imaginaire, ceux qu’il a perdus : sublime travail du deuil.