Aux sources de l’écrire et du dire, La cinquième feuille de Julien Blaine déploie une poésie imprégnée des concepts forgés par Félix Guattari innervant ses écrits des origines, selon l’introduction de Gilles Suzanne à son ouvrage : « Les écritures originelles fonctionnent dans la langue comme une contre-culture par rapport à ce que la culture contemporaine fait de la langue. […] Pour le poète, dire et écrire, c’est déployer ce chaos et ce champ de forces, ce chaosmos, dans la langue. C’est faire exister la poésie comme le plan de tous les animismes langagiers possibles. »
Véritable plan d’immanence où s’entremêlent les poétiques, « l’esthéthique » de Julien Blaine s’y propage selon l’articulation entre une « esthétique : l’animisme contemporain » et une « éthique : les nouvelles impiétés de la langue », porteuse de cette tentative éminemment politique de rendre à l’expression sa capacité de subjectivation, sujétion/suggestion se défaisant des carcans de tous ordres, religieux, médiatiques, technocratiques ou économiques, rassemblant ainsi ces différents essais d’engagements et ces multiples œuvres de recréation selon la collecte des performances qui jalonnent le parcours du poète dans ses catalogues particuliers !
Crise du langage à traverser pour empêcher le repli sur soi en système clos sur son énoncé, cette quête de l’artiste s’avère une manière de dévisager/défigurer la langue pour trouver ce lien direct entre la vie et l’écriture comme une absolue évidence.
Julien Blaine, La cinquième feuille,
les presses du réel, Al Dante, 464
pages, 30 euros.
Reprise à zéro dès lors de la ponctuation en l’associant à une cosmologie ou au rituel d’Apollon et au mythe de la Pythie, r‑établissement de toutes les correspondances possibles entre les signes graphiques des alphabets grec, hébraïque et latin pour en trouver les formes élémentaires…
Au fil de ses explorations, Julien Blaine fit une découverte essentielle, la cinquième signification ainsi révélée au-delà des quatre fondamentales : premièrement, la feuille, élément végétal, symbole dans la foi chrétienne de la réunion de l’arbre de vie et de l’arbre de la connaissance, du bien et du mal, deuxièmement, la plume, attribut de l’écrivain qu’il soit évangéliste, auteur d’épitres ou docteur d’église, troisièmement, le poisson, signe dans l’Ancien Testament tout à la fois de bénédiction dont le fiel chasse les démons et de malédiction en tant qu’animal avalant Jonas avant qu’il ne ressuscite, ainsi que symbole du Sauveur pour les premiers chrétiens, quatrièmement, l’œil, enfin, renvoyant à Dieu, au regard absolu et à la connaissance totale…
Qu’en est-il donc de la cinquième feuille ? « Bien que tombée dans les oubliettes de l’histoire, déniée par les uns – certains préhistoriens n’étaient-ils pas abbé ou chanoine ? — occultée par les autres – certains préhistoriens n’étaient-ils pas souvent d’extraction bourgeoise et, parallèlement à leur passion, notaires, instituteurs ou avoués -, l’ellipse, sembla-t-il à Julien Blaine, pouvait être, depuis la nuit des temps humains, un symbole d’une toute autre nature : celui de la vulve, du sexe féminin. De nombreuses représentations, plus ou moins figuratives, plus ou moins abstraites, s’en font le témoignage explicite. La vulve, cette cinquième feuille, serait ainsi, elle aussi, l’une des origines de l’écriture. »
Julien Blaine, Essais sur le S (1985), lecture au Centre International de Poésie de Marseille.
Cette parole, bien que bafouée, ces écritures, bien que méprisées, forment le sillage dans lequel s’inscrivent les avant-gardes, et à travers cette « tissure » reprisée, le poète trouve un moyen de rompre avec sa nature première, avec ce que la culture fait de lui, de faire fuir « ce sujet infâme ployé à toutes les dominations », comme l’écrivait Michel Foucault, de faire fuir encore « ce sujet honteux de sa culture trouée par les savoirs constitués et lacérée par les pouvoirs dominants », comme l’écrivait Gilles Deleuze. Afin de contourner ces écueils, il ne reste d’autre voie au poète contemporain, en tant que prototype de l’humanité présente, que « de laisser fuir en lui tous les fluxs animistes dont seule la valeur existentielle peut réactiver des possibilités de vie et son énergie vitale. »
Élargissement des possibles par cette relecture des origines, le découvreur de cette vulve scripturale, « tout à la fois symbole préchrétien et antéchristique », en devient le graphomane des alphabets premiers et le conteur des métamorphoses incarnées, entreprenant dès lors « la visite des grottes préhistoriques avec pour programme de bâtir une histoire des vulves qui soit une histoire des cultures animistes. ». Prolongeant la comparaison entre le fonctionnement de ces cultures dans les écritures originelles et celui des avant-gardes poétiques dans la langue actuelle, cet animisme s’avère un authentique vitalisme, puisque l’auteur subordonne l’écriture à la vie sans jamais assujettir la vie à la pensée ou à une forme de transcendance, faisant de l’activité intellectuelle une immanence de l’existence même !
Julien Blaine, Ch’i ou Qi, hommage à François Cheng, Enjeux contemporains 13 — Survivre.
Dès lors, la poésie, selon cette (re)définition, se veut au cœur du sillon des écritures originelles, esthétique, animiste, vitaliste, auquel se joint une méthode propre à Julien Blaine : expérimentation à tout-va des régimes d’impiété de la langue, ces phénomènes occultes, ces chimères, ces métamorphismes en tous genres et autres matières impures, insoumises aux agencements des pouvoirs. Devenirs mineurs, dont l’éthique se décline en quatre axiomes : premièrement, « De tout la langue peut faire sa nature », deuxièmement, « De l’animal tu feras ton âme », troisièmement, « Tout ce qui est en soi comme il est une chose autre », quatrièmement, « Ce qui se conçoit, peut exister en s’enveloppant sur autre chose que soi ». Ces quatre principes fondateurs articulent l’esthétique/éthique, autrement nommée « esthéthique », à la trace libératrice, derrière le rire de l’insolite et l’insolence, de la parole du corps exultant, pensée au devenir-féminin : « Mais un corps qui livre la langue. Un corps à travers lequel la langue se livre. Un corps dont la peau ne serait pas le simple parchemin de l’écriture, mais ce premier plan d’immanence ». Vibrations en chair et en os de tels éclats du dire !
La Grand Dépotoir de Julien Blaine, Friche de La belle de Mai à Marseille, le vendredi 13 mars 2020. Une vidéo de Poésie is not dead.
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