Julien Blaine, Carnets de voyages
La première critique de Lucien Wasselin publiée en mars 2013, dans le numéro 42 de Recours au poème.
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Il y a comme un paradoxe évident dans la démarche de Julien Blaine : il proclame qu'on n'a plus besoin de livres pour faire vivre la poésie mais il continue à publier des livres inclassables à moins qu'ils ne soient des recueils de ce qu'il appelle la poésie élémentaire… Carnets de voyages est l'illustration de ce paradoxe. Mais il faut se souvenir qu'il affirme aussi, après avoir dit que le livre n'est pas inutile ou inintéressant, qu'il est résiduel. L'aspect résiduel de ce que le corps (a) fait ? l'aspect résiduel de la performance ? Peut-être. Le livre (de poésie, au sens où l'entend Julien Blaine) serait le recueil de traces de choses vues ou de choses faites que le regard transforme en poésie. Reste une bibliographie impressionnante qui oblige à se poser cette question : comment aborder un livre de Julien Blaine ? Comment aborder ces Carnets de voyages ? Peut-être en se souvenant de cet autre livre, ancien puisque paru en 1972, Processus de déculturatisation. Dans ce dernier mot, il y a dé…ratisation. Comme si apparaissait un programme d'éradication de la poésie au sens où on l'entend habituellement.
Le livre s'ouvre sur la photographie de l'intérieur d'une tour médiévale percée d'une meurtrière. L'image s'accompagne de ces mots : "Quand la bombarde apparaît pour accompagner l'arbalète, la meurtrière se transforme en point d'exclamation ! (écrit à l'encre couleur ciel)". Et c'est vrai que la découpe des pierres qui donne sur le ciel a cette forme que les typographes connaissent bien. On a bien ici une trace de ce qui a été vu ; mais l'interprétation à laquelle elle donne lieu n'est pas neutre. Le voyage est prétexte à recueillir "l'empreinte d'une langue originelle, une langue élémentaire qui remonterait aux racines du verbe, hors de toute révélation divine", comme on a pu l'écrire. Nous voilà loin du mythe de la Tour de Babel… Ce signe apparaît dans une construction humaine, et c'est le regard qui le transforme en figure poétique. De fait, ce volume recueille des signes très divers : photographies, jeux typographiques, croquis, images d'autres cultures… Ainsi la suite qui évoque une culture orientale est-elle construite pour dire le voyage (qui va du km 17 au km 181). L'humour n'est pas absent (puisque l'image est parfois retravaillée) quand Julien Blaine affirme que le soldat Han est "revu et corrigé par Jackson Pollock ou le plâtrier du coin". Propos iconoclastes ? En tout cas le travail qui est mené montre que l'assemblage de signes isolés peut donner naissance à une "phrase", un "texte"… Les jeux typographiques, les ensembles de lettres, la figure du cercle même… s'inscrivent dans la tradition de la poésie spatialiste telle qu'ont pu l'illustrer Ilse et Pierre Garnier (avec Les Poèmes mécaniques par exemple ou des recueils plus récents). Rien n'échappe à l'œil avisé de Julien Blaine qui sait mettre en regard (!) photographie du lieu et panneau dont la signalétique relève alors d'un humour involontaire ou du hasard objectif… Ou des photographies d'objets très différents (mais pas si éloignées matériellement l'une de l'autre que ça !) qui donnent du monde une image très érotique... Même la carte est utilisée comme dans l'ouvrage de 1972, ce qui montre la cohérence de la démarche de Julien Blaine.
Carnets de voyages ? Oui, car les lieux auxquels renvoient ces "textes" sont bien ceux traversés, d'une manière ou d'une autre, par le "poète" dont l'œil est toujours à l'affût. Mais aussi, peut-être, voyages dans le temps car la collecte de signes arrachés au réel n'a pas de fin et peut donner lieu à d'étonnants retours en arrière pour qui connaît un peu le travail passé de Julien Blaine. Ce qui tend à prouver la fécondité de cette originale langue des signes…