Julien Bucci, Main de poèmes

Par |2023-03-06T09:26:33+01:00 1 mars 2023|Catégories : Julien Bucci, Poèmes|

pass­er au rouge

je mar­chais

je mar­chais hors de moi

en dehors de mes pas

matins et soirs

mon ombre me sortait

pour aller et venir

elle me sortait

pour faire le beau

il me fal­lait la suivre

où qu’elle aille

quand je m’arrêtais un instant

pour humer l’air autour

juste un instant

pour effleur­er les branches

mon ombre hurlait de rage

elle déta­lait à toute allure

en tirant sur la laisse

je repar­tais dans l’instant

hors de souffle

mon ombre était loin

vac­il­lante

et je ne mar­chais pas

je courais

je courais der­rière elle

je ren­trais tous les soirs en sueur

en sautant dans le train

mon corps était jeté

pro­jeté dans l’espace

je ne dis­cer­nais plus

les arbres dans le paysage

les troncs fondaient dans l’herbe

l’herbe et les feuilles se confondaient

d’un coup j’ai été arrêté

on a dû m’arrêter

tout est allé trop vite

on m’a prescrit

un arrêt

on m’a dit

arrêtez

j’ai regag­né mon lit

j’ai éteint la lumière

mon ombre s’est couchée sur moi

nous nous sommes arrêtés

tous les deux

l’un dans l’autre

et nous avons fer­mé les yeux

en écoutant l’eucalyptus

 

tu par­les trop

tu par­les d’un flot

sans arrêt

ta parole éclate

elle jail­lit se

libère elle

n’ar­rête pas

de couler

ta parole est

avide

flu­ide

dés­in­volte

tu ferais mieux de la fer­mer tu

ferais mieux d’ar­rêter de

par­ler

tu par­les trop

beau­coup trop tu

par­les tellement

vite tu par­les tu

par­les beaucoup

trop vite

ma parole

ta parole

débor­de elle

dégueule

tu devrais la tenir

te con­tenir la langue

avant même de parler

calme-toi

coupe-toi

la parole

en petits morceaux

prends le temps de mâcher

tes mots sont de plus en plus gros

tes phras­es sont épaisses

tu as la langue grasse

ta parole a grossi

tu te négliges

tu exagères

en face elles te regardent

ahuries

sidérées

elles n’ont jamais vu

un homme-fontaine

pren­dre son pied

en prenant la parole

 

mots de ventre

êtes-vous à jeun ?

avez-vous fumé ?

pris une douche ?

des aller­gies ?

je réponds

coche à tout

je passe au niveau supérieur

à jeun ?

fumé ?

douche ?

aller­gies ?

de mains

en mains

je passe

oui

non

oui

non

j’a­vance

je four­nis les réponses

j’ar­rive au bloc

dernier palier

oui

non

par­don ?

l’anesthé­siste

est le premier

à me parler

en creux

de bonnes vacances ?

oui je réponds

oui veut dire va

tout va j’ai bien passé

je ne veux rien dire

de sus­pect

j’at­tends qu’on m’ankylose

patient que je puisse enfin

ne rien dire

rien pronon­cer

rien cocher

rien répon­dre

j’en­tame le décompte

1

mes yeux se ferment

2

ma bouche

3

je peux enfin

répon­dre à rien

ne plus être contraint

aux bruits de fond aux mots

qui heur­tent

embrouil­lent

chocs métalliques

les cris crissements

farces et attrapes

4

ils peu­vent me parler

dans le vide

dans le vide ils peuvent

par­ler

de tout

de rien

des bruits qui courent

je n’en­tends rien

5

s’ils veu­lent savoir ce que j’ai à dire

ils peu­vent explor­er tout mon corps

ils ont mon consentement

bien­tôt ils iront voir à l’intérieur

ils enten­dront ma parole massée

ce que mon ven­tre leur dira

ils ver­ront le mag­ma de ma langue levure

pouss­er s’accroître

et me coloniser

ils enten­dront les cris primaux

de ma parole

ils com­pren­dront

pourquoi je par­le peu

à voix basse économe

ils pour­ront saisir ma colère

ma triste sourde

et mon désir parfois

de n’en rien dire

 

c’est tout

un poème n’est pas

une épée

un fusil

une bombe

une kalach

un mis­sile

ni va-t-en-guerre

ni va-t-en-paix

un poème n’est pas

engagé

paci­fiste

belliqueux

diplo­mate

un poème ne peut

décapiter

mitrailler

se faire exploser

défendre

pour­fendre

pas même décimer

une ligne

enne­mie

un poème ne peut empêcher

la folie

la blessure

le chaos

il ne peut rien faire

ni faire la guerre

ni faire la paix

il ne peut pas

il ne peut rien

du tout

un poème voudrait agir

par­ler

il se terre

il attend

le retour du silence

un poème revient sur le champ

de bataille

avec les femmes et les enfants

il peut alors recon­naître les corps

trou­ver et répéter leurs noms

et les pleurer

avec les femmes et les enfants

et quelques hommes qui sont restés

dévastés

un poème peut seulement

ampli­fi­er le silence

et pren­dre soin

de la mémoire des morts

et des vivants

les sur­vivants

un poème peut pleurer

les morts

c’est tout

c’est tout ce qu’il peut faire

 

mal­homme

tu es un homme

tu le seras

on me l’a dit en boucle

mon garçon

mon bon­homme

mon grand

mon tout petit

mon homme

à force de l’en­ten­dre je me suis fait à l’idée

je suis et je dois être 

un homme

alors je suis

nom­mé

être un homme je n’ai pas compris

jamais bien su ce que ça voulait dire

j’ai tou­jours été en-dessous

sous la moyenne de l’homme

je ne sais pas répar­er ma voiture 

sif­fler dans mes doigts je ne sais 

pas jouer au foot pas 

retenir mes larmes

on m’a dit 

sois un homme 

on m’a ten­du une boîte d’allumettes 

il faut un homme pour allumer le feu 

être un homme ça serait aus­si sim­ple que

ramass­er du bois et rôtir la pitance

encore faut-il aimer la viande

et ne pas avoir peur du feu

mais non

je fais tout de travers

homme impar­fait

mal­homme

pas un garçon manqué

ni une femme

je suis

un homme raté

mal­homme

l’im­per­fec­tion au masculin

et je dois être aussi

une femme ratée

j’ai tout raté en somme

je devais avoir 11 ans

j’avais les cheveux longs 

je suis entré dans une boulangerie

bon­jour mademoiselle

ça m’a sur­pris mais pas déplu

cette sor­tie

je n’ai pas démenti

chaque organe 

pierre

fleur

papi­er

cail­lou

feuille

ciseau

corps

un nom

toute chose est ainsi

nom­mée

nous sommes ain­si pressés.es 

rangés.es classés.s

entre deux planches 

on nous a désigné.es

on nous a consigné.es

je suis votre garçon

votre petit aplati

je suis votre bonhomme

l’homme le bon

je suis l’homme de la guerre

l’homme du feu

mâle homme

j’ai tenu dans l’herbier

le nom de l’homme

j’ai été l’homme de la famille

l’homme de ma mère j’ai été 

l’homme de la situation 

l’homme d’une femme j’ai été

tous ces hommes

l’homme qui sied

l’homme qui va

l’homme qui convient

ras­sure

l’homme qui ne change pas

je suis cet être mal nommé

dans un corps destiné

avec mes plis mes rides

avec mes os qui ont cassé

je viens de l’homme

et je m’en vais

me voilà hors de vous

vous m’ap­pelez encore

je réponds à voix basse

avec ce mot qui me fait sortir 

de moi-même

et je vous lance des signes

ma main trace des traits longs

aucun trait ne se coupe

je croise à peine les cases

aucun car­ré ne me contient

même les mots

aucun mot ne convient

pour con­tenir le tout

je me des­sine à main levée

a traits fins et longs traits

dans l’air

Présentation de l’auteur

Julien Bucci

Julien Buc­ci est art-thérapeute, auteur et comé­di­en. Il se présente comme un artiste de la rela­tion. Après douze ans d’hybridations cul­turelles à Mar­seille où il expéri­mente des créa­tions ques­tion­nant intime­ment le rap­port au pub­lic, Julien Buc­ci s’installe à Lille en 2007. Il y fonde la Cie Home Théâtre, mai­son de mots dont le pro­jet fon­da­teur, con­sacré à l’oralité, se des­tine à créer des médi­a­tions et des entre­sorts poé­tiques à des­ti­na­tion d’une mul­ti­tude de publics en tous lieux, notam­ment des publics en sit­u­a­tion de hand­i­cap, d’isolement ou en pré­car­ité lin­guis­tique. Acteur de la lec­ture, ani­ma­teur de l’écrit, Julien Buc­ci partage régulière­ment sa pas­sion de la langue en ani­mant des ate­liers d’écriture créa­tive ou de lec­ture à voix haute. For­ma­teur pour le Cen­tre Nation­al de la Fonc­tion Publique Ter­ri­to­ri­ale, il ani­me régulière­ment des for­ma­tions pour des pro­fes­sion­nels de la lec­ture publique (ani­mer l’écriture, sen­si­bil­i­sa­tion à la bib­lio­thérapie…). Il s’intéresse de façon crois­sante à la bib­lio­thérapie, con­va­in­cu que les mots peu­vent pren­dre soin, réu­nir et reli­er. Auteur de plusieurs recueils parus aux édi­tions La Boucherie lit­téraire, La Chou­ette imprévue et Bel et Bien, il œuvre active­ment à extraire la poésie con­tem­po­raine de sa clan­des­tinité. Pen­dant le pre­mier con­fine­ment, il a coor­don­né le pro­jet Bib­lio-fil où un col­lec­tif de lecteurs et lec­tri­ces a offert 1800 lec­tures au télé­phone. Il est le créa­teur et coor­di­na­teur du Serveur Vocal Poé­tique, numéro de télé­phone gra­tu­it qui per­met d’écouter à toute heure de la poésie au télé­phone. À ses heures, il des­sine : des écri­t­ures asémiques.

© Crédits pho­tos Dorothée Sarah.

Bibliographie

➝ Poèmes joue ! Joue !, éd. La Boucherie lit­téraire, col­lec­tion Les petits far­cis, 2024 (13€)
➝ Corps-texte, éd. mael­strÖm reEvo­lu­tion, col­lec­tion Root­leg, 2024 (9€)
➝ Fil de Line, éd. Bel et Bien, col­lec­tion Écri­t­ures Théâ­trales d’Enfance, 2023 (19,90€)
➝ J’ai besoin d’être, éd. la Chou­ette Imprévue, 2023 (6€)
➝ Au vert, au vent, dans l’instant, éd. la Chou­ette Imprévue, 2022 (14€)
➝ Prends ces mots pour tenir, éd. la Boucherie lit­téraire, 2022 (9€)

Prose aux dits, Julien Buc­ci, Edi­tions Nuit Myr­tide, 2013, 12€

Pub­li­ca­tions de poèmes dans la revue VER®UE, le pod­cast Mange tes mots, la revue 21 min­utes, la revue ouverte des Édi­tions Ardem­ment, la revue Zeugme, le site offi­ciel de Jean-Philippe Tou­s­saint… et dans des recueils col­lec­tifs pub­liés par les Édi­tions La Chou­ette imprévue, les Édi­tions Encre fraîche, l’application Bib­liomo­bi, les Édi­tions Corps Puce, le Tiers Livre, Recours au poème…

Poèmes choi­sis

Autres lec­tures

Le Corps-texte de Julien Bucci

Art-thérapeute, auteur et comé­di­en, Julien Buc­ci a fondé à Lille la Cie Home Théâtre dont le pro­jet se con­sacre à l’oralité et à l’écriture, dans une démarche de trans­mis­sion auprès d’un large public. […]

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