Julien Bucci, Main de poèmes
passer au rouge
je marchais
je marchais hors de moi
en dehors de mes pas
matins et soirs
mon ombre me sortait
pour aller et venir
elle me sortait
pour faire le beau
il me fallait la suivre
où qu’elle aille
quand je m’arrêtais un instant
pour humer l’air autour
juste un instant
pour effleurer les branches
mon ombre hurlait de rage
elle détalait à toute allure
en tirant sur la laisse
je repartais dans l’instant
hors de souffle
mon ombre était loin
vacillante
et je ne marchais pas
je courais
je courais derrière elle
je rentrais tous les soirs en sueur
en sautant dans le train
mon corps était jeté
projeté dans l’espace
je ne discernais plus
les arbres dans le paysage
les troncs fondaient dans l’herbe
l’herbe et les feuilles se confondaient
d’un coup j’ai été arrêté
on a dû m’arrêter
tout est allé trop vite
on m’a prescrit
un arrêt
on m’a dit
arrêtez
j’ai regagné mon lit
j’ai éteint la lumière
mon ombre s’est couchée sur moi
nous nous sommes arrêtés
tous les deux
l’un dans l’autre
et nous avons fermé les yeux
en écoutant l’eucalyptus
tu parles trop
tu parles d'un flot
sans arrêt
ta parole éclate
elle jaillit se
libère elle
n'arrête pas
de couler
ta parole est
avide
fluide
désinvolte
tu ferais mieux de la fermer tu
ferais mieux d'arrêter de
parler
tu parles trop
beaucoup trop tu
parles tellement
vite tu parles tu
parles beaucoup
trop vite
ma parole
ta parole
déborde elle
dégueule
tu devrais la tenir
te contenir la langue
avant même de parler
calme-toi
coupe-toi
la parole
en petits morceaux
prends le temps de mâcher
tes mots sont de plus en plus gros
tes phrases sont épaisses
tu as la langue grasse
ta parole a grossi
tu te négliges
tu exagères
en face elles te regardent
ahuries
sidérées
elles n'ont jamais vu
un homme-fontaine
prendre son pied
en prenant la parole
mots de ventre
êtes-vous à jeun ?
avez-vous fumé ?
pris une douche ?
des allergies ?
je réponds
coche à tout
je passe au niveau supérieur
à jeun ?
fumé ?
douche ?
allergies ?
de mains
en mains
je passe
oui
non
oui
non
j'avance
je fournis les réponses
j'arrive au bloc
dernier palier
oui
non
pardon ?
l'anesthésiste
est le premier
à me parler
en creux
de bonnes vacances ?
oui je réponds
oui veut dire va
tout va j'ai bien passé
je ne veux rien dire
de suspect
j'attends qu'on m'ankylose
patient que je puisse enfin
ne rien dire
rien prononcer
rien cocher
rien répondre
j'entame le décompte
1
mes yeux se ferment
2
ma bouche
3
je peux enfin
répondre à rien
ne plus être contraint
aux bruits de fond aux mots
qui heurtent
embrouillent
chocs métalliques
les cris crissements
farces et attrapes
4
ils peuvent me parler
dans le vide
dans le vide ils peuvent
parler
de tout
de rien
des bruits qui courent
je n'entends rien
5
s'ils veulent savoir ce que j'ai à dire
ils peuvent explorer tout mon corps
ils ont mon consentement
bientôt ils iront voir à l'intérieur
ils entendront ma parole massée
ce que mon ventre leur dira
ils verront le magma de ma langue levure
pousser s'accroître
et me coloniser
ils entendront les cris primaux
de ma parole
ils comprendront
pourquoi je parle peu
à voix basse économe
ils pourront saisir ma colère
ma triste sourde
et mon désir parfois
de n'en rien dire
c’est tout
un poème n'est pas
une épée
un fusil
une bombe
une kalach
un missile
ni va-t-en-guerre
ni va-t-en-paix
un poème n'est pas
engagé
pacifiste
belliqueux
diplomate
un poème ne peut
décapiter
mitrailler
se faire exploser
défendre
pourfendre
pas même décimer
une ligne
ennemie
un poème ne peut empêcher
la folie
la blessure
le chaos
il ne peut rien faire
ni faire la guerre
ni faire la paix
il ne peut pas
il ne peut rien
du tout
un poème voudrait agir
parler
il se terre
il attend
le retour du silence
un poème revient sur le champ
de bataille
avec les femmes et les enfants
il peut alors reconnaître les corps
trouver et répéter leurs noms
et les pleurer
avec les femmes et les enfants
et quelques hommes qui sont restés
dévastés
un poème peut seulement
amplifier le silence
et prendre soin
de la mémoire des morts
et des vivants
les survivants
un poème peut pleurer
les morts
c'est tout
c'est tout ce qu'il peut faire
malhomme
tu es un homme
tu le seras
on me l'a dit en boucle
mon garçon
mon bonhomme
mon grand
mon tout petit
mon homme
à force de l'entendre je me suis fait à l'idée
je suis et je dois être
un homme
alors je suis
nommé
être un homme je n'ai pas compris
jamais bien su ce que ça voulait dire
j'ai toujours été en-dessous
sous la moyenne de l'homme
je ne sais pas réparer ma voiture
siffler dans mes doigts je ne sais
pas jouer au foot pas
retenir mes larmes
on m'a dit
sois un homme
on m'a tendu une boîte d’allumettes
il faut un homme pour allumer le feu
être un homme ça serait aussi simple que
ramasser du bois et rôtir la pitance
encore faut-il aimer la viande
et ne pas avoir peur du feu
mais non
je fais tout de travers
homme imparfait
malhomme
pas un garçon manqué
ni une femme
je suis
un homme raté
malhomme
l'imperfection au masculin
et je dois être aussi
une femme ratée
j'ai tout raté en somme
je devais avoir 11 ans
j'avais les cheveux longs
je suis entré dans une boulangerie
bonjour mademoiselle
ça m'a surpris mais pas déplu
cette sortie
je n'ai pas démenti
chaque organe
pierre
fleur
papier
caillou
feuille
ciseau
corps
a
un nom
toute chose est ainsi
nommée
nous sommes ainsi pressés.es
rangés.es classés.s
entre deux planches
on nous a désigné.es
on nous a consigné.es
je suis votre garçon
votre petit aplati
je suis votre bonhomme
l'homme le bon
je suis l'homme de la guerre
l’homme du feu
mâle homme
j'ai tenu dans l'herbier
le nom de l'homme
j'ai été l'homme de la famille
l'homme de ma mère j'ai été
l'homme de la situation
l'homme d'une femme j’ai été
tous ces hommes
l'homme qui sied
l'homme qui va
l'homme qui convient
rassure
l'homme qui ne change pas
je suis cet être mal nommé
dans un corps destiné
avec mes plis mes rides
avec mes os qui ont cassé
je viens de l'homme
et je m'en vais
me voilà hors de vous
vous m'appelez encore
je réponds à voix basse
avec ce mot qui me fait sortir
de moi-même
et je vous lance des signes
ma main trace des traits longs
aucun trait ne se coupe
je croise à peine les cases
aucun carré ne me contient
même les mots
aucun mot ne convient
pour contenir le tout
je me dessine à main levée
a traits fins et longs traits
dans l’air