Né au Guatemala en 1961, Julio C. Palencia a connu l’horreur de la guerre civile au début des années 80, notamment la disparition et la torture à mort de certains de ses proches. (Le combat faisait rage alors entre la guérilla marxiste et les tortionnaires soutenus par le pays de la liberté, les États-Unis.) Réfugié d’abord au Canada, à Vancouver, avant d’opter pour le Mexique, où il réside actuellement, bien loin de son Guatemala natal à ses yeux devenu un grand cimetière, il s’est lancé dans l’écriture pour – au moins – surnager personnellement, avant de parler de lutter politiquement/poétiquement (deux adverbes liés dans son travail) en affrontant le pire silence. Sept livres sont parus pour le moment, publiés pour un grand nombre d’entre eux aux éditions mexicaines Praxis.
Un premier poème brosse d’emblée l’arrière-plan historique de son œuvre :
Llegaron.
Y se adueñaron de todo lo que había.
Llegaron para quedarse.
Entre su cruz y su espada se tienden millones de cadáveres.
Así nacimos nosotros.
Su civilización se nos volvió barbarie
reinó la rapiña
y el abuso que hoy todavía persiste.
Debemos sobreponernos al desastre.
En nuestro espíritu
hay un fuego no resuelto:
es el vejamen que se respira
es la impunidad para degradar al otro
es la justicia sesgada
y con precio.
¿Cómo no ser lo que ya eres?
Esquizofrénico o neurótico.
Debemos sobreponernos.
La distancia entre el Curiosity en Marte
y la decadente oligarquía…
el Ríos Montt que padecimos,
parece insalvable.
El sueño de España fue nuestra pesadilla.
No hay tiempo para el pesimismo.
Debemos sobreponernos al desastre.
*
La haine que nous avons de nous-mêmes
Ils arrivèrent.
Et s’emparèrent de tout.
Ils arrivèrent pour demeurer.
Entre leur croix et leur épée s’étendent des millions de cadavres.
Nous naquîmes ainsi, nous autres.
Leur civilisation tourna pour nous en barbarie
la rapine fut la loi
ainsi que les abus de nos jours persistant.
Nous devons surmonter le désastre.
Dans notre esprit
il y a un feu non résolu :
c’est l’humiliation que l’on respire
c’est l’impunité de dégrader un être humain
c’est la justice biaisée toujours
et monnayable.
Comment ne pas être après ça
névrosé, schizophrène ?
Nous devons parvenir à surmonter.
La distance entre le Curiosity sur Mars
et l’oligarchie décadente…
le Rios Montt que nous subissons,
paraît insurmontable.
Le rêve de l’Espagne fut notre cauchemar.
Il n’y a pas de temps pour le pessimisme.
Nous devons surmonter le désastre.
Un deuxième, plus impressionnant, agrippe et grince rudement, avant d’opposer la lumière aux boues du temps. Nâzım Hikmet plaçait l’espoir en l’homme, malgré Hiroshima ; l’idée d’espérer se fendille et craque au creux des vers de Palencia maintenant, sans jamais s’affaiblir un seul instant, ou disons : pour l’instant. Quelque chose tient. Quelque chose de précaire et de puissant. Une éthique de combat, peut-être. Il semblerait si douloureux de persister sans le soutien d’un rien d’étoile, au fond du présent le plus noir.
Aquí estamos nosotros
los ilegitimos
hijos de la posmodernidad
nosotros.
Los fantasmas de países desangrados
paridos día a día a la intemperie
nosotros.
A los que les vaciaron los bolsillos
los que nunca tuvieron nada
los de la esperanza envenenada
nosotros.
Los desechables y miserables nosotros.
Nosotros los eternos janitors
del primer mundo
los del medio tiempo
o de plano sin empleo
haciendo fila para el welfare
mientras dos ojos poderosos
nos recriminan la existencia
desde la ventana.
Los ilegales nosotros
los drogadictos y drug dealers
nosotros.
Los abiertamente retadores
los que no agachan la cabeza
los mal hablados
los borrachos y mal vistos
los peligrosos
sin un centavo entre la bolsa nosotros.
Los que se mueren por llegar al norte
de hambre de sed a golpes
de un balazo ahogados de cansancio
nosotros.
Los que no tienen madre
ni padre ni patria
ni casa ni silla para sentarse
eternamente de pie
nosotros.
The little bastards
que destruyen todo nosotros.
Los expulsados de todas partes nosotros.
Los que no tienen derechos
los que no tienen familia
los que no tienen una tumba
y somos cadáveres vivientes
nosotros.
A los que se pateó el trasero
con bota militar local y extranjera
que incesante repetía:
hijo de puta hijo de puta
muere hijo de puta.
Y ahora que todo se derrumba en las raíces
nos quieren monjes dominicos
hermanas de una caridad que nunca conocimos.
Nosotros los mal vistos
por las buenas gentes
la presa destinada al sacrificio
el chivo expiatorio nosotros.
Los débiles raquíticos
los de la presencia incómoda
los que nunca somos invitados
al gran opening de la humanidad
los que siempre nos quedamos
fuera del banquete
los que miramos todo
y no compramos nada
y rondamos todo mall
como incesantes palomillas.
Los sinvergüenzas descarados
los siempre refugiados
los que no somos confiables
los que no somos capaces
por nuestro color y nuestro acento
nosotros
nosotros
nosotros
nosotros
nosotros
mil veces nosotros.
Aquí estamos nosotros.
Los hijos fugitivos de nuestros días
paridos y amamantados
por la corrupción política y la dorada plusvalía.
Nosotros
los que no se atienen a fronteras
los buscadores de EL DORADO
Indiana Jones con defectuosa brújula
señalando sin miramientos hacia el norte.
Los que nos bajamos los calzones
nosotros.
Digámoslo a toda voz:
traemos el alma violada por el siglo veinte
y por todos los siglos anteriores
hasta contar a cinco.
Expiamos una culpa que nunca cometimos
terrible subdesarrollo espiritual del primer mundo.
Somos de esta fábrica globalizadora
el resto inservible.
Los muertos de hambre siempre
los que llenamos las cárceles
y las primeras planas de los diarios.
Fuimos la víctima y sólo después el victimario.
Somos un respiro que apenas se levanta
que quiere cantar una bella canción desconocida.
Somos ahora el excremento
mañana seremos un comienzo
luna nueva sol de la madrugada
un punto luminoso
una esperanza válida
una paz que no sea mentira.
Nos llega el día al corazón de repente
y todo se ilumina.
*
Face à vous, nous nous tenons
Face à vous, nous nous tenons
Les rejetons
Illégitimes de la modernité
Nous autres.
Les fantômes de pays saignés à blanc
jour à jour enfantés à la mauvaise étoile
nous autres.
Ceux à qui on a fait les poches
Ceux qui n’ont jamais eu que leurs seuls ongles
Ceux dont l’espérance a été empoisonnée
nous autres.
Les rebuts et les misérables nous autres.
Nous autres les éternels concierges
du premier monde
accoutumés au temps partiel
ou bien carrément au chômage
qui nous fardons la queue pour le welfare
tandis que les yeux des puissants
nous reprochent l’existence
derrière la vitre.
Les hors-la-loi nous autres
les toxicos et drug dealers
nous autres.
Ceux qui ouvertement provoquent
ceux qui ne baissent pas la tête
ceux dont la langue est sale
soûlards de très mauvaise réputation
patibulaires
sans un centime en poche nous autres.
Ceux qui en crèvent, de rejoindre le nord
de faim de soif ou sous les coups
les balles ou bien noyés dans la fatigue
nous autres.
Ceux qui n’ont pas de mère
n’ont pas de père ni de patrie
ni même un domicile ou juste une chaise pour s’asseoir
ceux qui sont debout pour l’éternité
nous autres.
The little bastards
qui détruisent tout nous autres.
Ceux qui sont expulsés de toute chose nous autres.
Ceux qui n’ont aucun droit
Ceux qui sont sans famille
Ceux qui n’ont pas de tombe
Et nous sommes des cadavres vivants
nous autres.
Ceux qui gardent à leur cul la marque
de la botte militaire locale et étrangère
incessamment qui répétait :
va fils de pute va fils de pute
va crever fils de pute.
Et maintenant que tout s’effondre à la racine
ils nous veulent moines dominicains
sœurs d’une charité que nous n’avons jamais connue.
Nous autres mal perçus
par les bonnes gens
nous autres proies qu’on voue au sacrifice
nous, les boucs émissaires nous autres.
Les plus faibles et les rachitiques,
Les dont la présence incommode.
Les qui ne sont jamais les invités
du grand opening de l’humanité
qui toujours restent aux portes du banquet
dévorent des yeux sans rien acheter
et tournent en rond dans les centres commerciaux
incessants comme des papillons de nuit
Eux, les plus insolentes canailles
eux, les réfugiés permanents
à qui l’on ne fait pas confiance
que l’on n’estime capables de rien
car trop coupables de leur couleur
car trop coupables de leur accent
nous autres
nous autres
nous autres
nous autres
nous autres
mille fois nous autres
Face à vous, nous nous tenons nous autres.
Rejetons fugitifs de notre temps
enfantés et nourris au sein
de la corruption politique et des plus-values rayonnantes
Nous autres
qui ne nous en tenons pas aux frontières
qui recherchons l’Eldorado toujours
Indiana Jones à la boussole défectueuse
indiquant sans hésitation la direction du nord.
Ceux qui baissent leur froc
Nous autres.
Disons-le à pleine voix :
nous avons l’âme violée par le vingtième siècle
et tous les siècles antérieurs
pouvant s’énumérer de un à cinq
Nous expions une faute que nous n’avons jamais commise
sous-développement spirituel terrible du premier monde.
Nous sommes de cette usine mondialisée
le surplus inutilisable.
Les morts de faim toujours
ceux qui remplissent les prisons
et les premières pages des journaux.
Nous fûmes tout d’abord la victime l’assassin par la suite.
Nous sommes un souffle qui à peine se lève
et veut chanter une belle chanson inconnue.
/ Nous sommes aujourd’hui l’excrément
demain nous serons commencement
lune nouvelle soleil de l’aube
un point lumineux
une espérance valable
une paix qui ne soit mensonge.
Le jour nous touche au cœur soudain
tout s’illumine.
Le troisième ensemble proposé
regroupe trente courts poèmes extraits du recueil le plus récent de Palencia, Trinar es otra forma de decir te amo (qui en compte en totalité plus de cinq cents !). La forme s’est resserrée considérablement avec ce livre. La pensée claque et fouette et touche à la jugulaire sans détour. On sent à quel point l’histoire personnelle de l’auteur imprègne le discours ; on sent surtout à quel point la littérature ainsi pensée avoisine l’art martial, au sens où peut l’entendre par exemple Antoine Volodine (écrivain disant écrire chaque livre en « moine-soldat », comme s’il s’agissait du dernier et que la moindre phrase au sabre différait l’imminence d’une mort certaine.) Pas l’ombre d’un consentement à l’épanchement (pire encore : l’affliction…), mais une volonté ferme en revanche d’attaquer, en touchant droit au cœur à chaque vers, comme si le peu de vérité posé face à l’autel aux morts (el « altar de muertos » dont nous parle un de ses poèmes), ce peu-là seulement permettrait de tenir encore fragilement, « dans l’ombre de la cicatrice en l’air », comme a pu l’écrire Paul Celan. En admettant que Julio C. Palencia arrête d’écrire un jour, ou ne le puisse plus physiquement – hypothèse assez peu probable – je crois certain que ses poumons s’encrasseraient très vite, mais que ce détail médical aurait peu d’importance pour lui… Comment pourrait-il, délaissé par son moyen de lutte, simplement consentir à respirer ?
El pesimismo
no es opcíon para los países pobres.
Hay mucho por hacer ;
podemos y debemos hacerlo nosotros.
-
Nadie se acostumbra a vivir de rodillas.
-
Lo tortuoso y el sufrimiento
perdieron hace años su aureola.
La existencia puede y debe ser gozada.
-
Si no ves bien, ponte gafas
o quítate las anteojeras :
no te acostumbres al hambre,
no toleres la pesadilla.
-
El negocio de mal gobernar un país es
extremadamente lucrativo.
-
Al ejercer tu derecho de votar,
no te olvides
quién ha sido históricamente tu verdugo.
-
La legalidad en Guatemala
ha sido durante muchos años ilegal,
delincuencial.
-
El primer mundo,
civilizado y democrático, para ellos,
por supuesto.
Oscuridad y palo, para el resto.
-
Un larvado sentimiento de inferioridad
nos retrata en un paisaje kafkiano.
-
No busques la confirmación de tus ideas,
busca el error.
-
No vayas y escribas diez líneas
cuando lo que percibes es una o dos.
-
Aquí no todo está perdido.
Aquí aún todo es posible ;
inclusive milagros humanos
y maravillas cotidianas.
-
Alimento mis dudas,
las pulo,
las celebro ;
la certidumbre me destruiría aquí mismo
y me mataría en vida.
-
De repente me vi desnudo ante la muerte
que me invitaba a vivir.
-
Estoy convencido de que en algún lugar
florecen nuestros sueños.
Para nuestra desventura, no es aquí.
-
¿ Es bella Guatemala ?, me preguntan,
toda geografía es cansada, se agota,
es nada mientras un ser humano someta a otro,
o un niño tenga hambre.
-
El mendigo de la calle principal
pide dinero con un gesto de desprecio.
En su alcantarilla
sabe que su presente
puede ser nuestro futuro.
-
Muy anciano y de piemurió mi abuelo.
No sólo fue un hombre,
tuvo la permanencia de un árbol
y la tenacidad de sus raíces
-
¿ De qué sirve salvarse uno solo ?
Si hemos de permanecer será en grupo, juntos.
Si la salvación nos alcanza,
que sea comunitaria.
-
Mi paraíso siempre es colectivo.
Mi humanidad requiere de los otros.
-
Si el nosotros no tiene sentido,
¿ qué hacemos tú, él, ella y yo aquí ?
-
Los seres humanos limitamos
dramáticamente la idea de dios
con nuestra pobre imaginación.
-
Si en la imaginación no eres libre,
entonces nada hay que hacer
-
Altar de muertos :
Guillermo Palencia,
Rosa Palencia,
Fermín Reyes,
Alejandro Cotí
y miles de patriotas
víctimas del estado represor.
-
Al torturador de cualquier signo
aun la tierra lo vomita,
lo expele,
ni a gusano llega.
-
El genocida pide con sarcasmo que se le
demuestre su crimen ;
no hablan lo suficientemente fuerte y claro
los muertos con sus huesos desnudos.
-
Nuna está todo perdido,
aunque hay momentos,
hoy por ejemplo,
que así lo parezcan.
-
El pasado al igual que el futuro es por venir.
Nada está escrito para siempre,
el pasado también cambia.
-
Aun empapado,
el sol da la cara de nuevo
y se alegra
de tener muchos viernes por delante.
-
Tenemos la bendición en la boca
como si estuviéramos a un paso del infierno
*
Le pessimisme
n’est pas une option pour les pays pauvres.
un grand nombre de choses sont à faire ;
nous pouvons et devons les faire nous-mêmes.
-
Personne ne s’habitue à vivre à genoux.
-
Le tortueux et la souffrance
ont depuis des années perdu leur auréole.
L’existence peut et doit être réjouissante.
-
Si tu ne vois pas bien, mets des lunettes
ou quitte tes œillères :
ne t’accoutume pas à la faim,
ne consens pas au cauchemar.
-
Le négoce consistant à gouverner mal un pays
peut aussi rapporter beaucoup.
-
N’oublie pas au bureau de vote
qui fut ton bourreau dans l’histoire.
-
La légalité au Guatemala
a été de nombreuses années illégale
et délinquante.
-
Le premier monde,
civilisé et démocratique, pour eux,
bien sûr.
Obscurité et bâton pour les autres.
-
Un sentiment larvé d’infériorité
tire notre portrait dans un paysage kafkaïen.
-
Ne cherche pas la confirmation de tes idées,
cherche l’erreur.
-
Ne t’en va pas écrire dix lignes
quand ta pensée tient en un vers ou deux.
-
Tout n’est pas à vomir ici,
tout reste entièrement possible,
y compris des miracles très humains
et des merveilles quotidiennes.
-
J’alimente mes doutes,
je les polis,
je les célèbre ;
la certitude, après m’avoir détruit,
ferait de moi un mort-vivant.
-
Je me vis soudain nu devant la mort
qui m’invitait à vivre.
-
J’ai la pleine conviction que quelque part
fleurissent nos rêves.
Malheureusement pour nous, c’est pas ici.
-
On me demande si c’est beau, le Guatemala.
Toute géographie s’épuise, s’éreinte et même
s’anéantit, quand un être humain est soumis,
quand un enfant, sous nos yeux, meurt de faim.
-
Le mendiant de la rue principale
demande de l’argent avec un geste de mépris.
Dans son égout
il sait que son présent
peut aussi être notre futur.
-
Mon grand-père mourut âgé
et debout.
Il ne fut pas seulement un homme,
il eut la permanence d’un arbre
et la ténacité de ses racines.
-
A quoi bon se sauver tout seul ?
Si l’on peut demeurer, c’est de manière groupée, ensemble.
Si le salut nous rattrape,
qu’il soit communautaire.
-
Mon paradis est toujours collectif.
Mon humanité requiert les autres.
-
Si le mot nous n’a pas de sens,
qu’est-ce que nous faisons toi, elle, lui et moi ici ?
-
Nous autres humains, nous limitons
dramatiquement l’idée de dieu
avec notre pauvre imagination.
-
Si dans l’imagination tu n’es pas libre,
alors il n’y a plus rien à faire.
-
Autel aux morts :
Guillermo Palencia,
Rosa Palencia,
Fermín Reyes,
Alejandro Cotí
et des milliers de patriotes
victimes de l’état répressif.
-
Le tortionnaire de tous les bords
est vomi par la terre,
est rejeté,
il n’arrive même pas aux vers.
-
Le génocide, bien sarcastique, demande
que lui soient démontré ses crimes :
ils ne parlent pas assez fort, assez clair,
les morts et leurs ossements nus.
-
Rien n’est jamais totalement perdu,
bien qu’il y ait des moments,
aujourd’hui par exemple,
où ça paraît quand même possible.
-
Le passé à l’image du futur est à venir.
Rien n’est écrit pour toujours,
le passé aussi change.
-
Même trempé de pluie,
le soleil sort la tête
et se réjouit
du nombre de vendredis devant lui.
-
Nous avons la bénédiction en bouche
comme si nous étions à deux pas de l’enfer.
°°°