Kaled Ezzedine, Loin
Khaled Ezzedine est un poète d'une grande délicatesse. Il évoque le pays où il a grandi, le Sénégal, à travers les lieux (Bassoul, Tialane, l'île de Niodor...), les paysages, surtout le fleuve Saloum qui sinue tout au long du livre, mais aussi des visages, une douce nostalgie.
Ce superbe livre est jalonné de presque quarante peintures de Christian Gardair, à mi-chemin entre évocation classique du paysage et abstraction, dans des tons feutrés qui entrent en correspondance parfaite avec les poèmes. Le titre, loin, dit à la fois l'éloignement spatial, géographique et l'éloignement temporel (l'enfance), peut-être celui aussi que confère l'écriture.
aiguisant les pierres
où nous courions pieds nus
fil tenant
la courbe de la vague
ayant franchi les morts
et le sillage du Saloum
dans l'air chargé de l'arbre à suif
entre hier et aujourd'huiloin
Kaled Ezzedine, Loin, éditions de La Crypte, 2022, 92 pages, 18 €.
Le poème est souvent contemplatif, sans exagération, on adhère facilement à l'énonciation simple de choses simples, dans la paix apparente :
Djiffer
brise du soir
arrivent les pêcheurs
leurs pirogues bariolées
et le cri des femmes
sur le quai
foisonne
attise le chant
du mangeur de pluie
mais la voix revient
s'entête
un tisserin se pose
sur mon épaule
et son chant
dresse une maison ardente
sous la ruche verte de la mangrove
Cette sensibilité qui s'exprime si bien dans l'attention à la nature (le fleuve, les arbres, les oiseaux...) affleure également dans le rapport de l'auteur aux humains, plus particulièrement aux membres de sa famille. Le tisserin, petit passereau cité dans le poème précédent, reparaît ainsi, tel un symbole dans celui-ci :
la voix de mon grand-père
renverse
les manguiers
la voix de mon grand-père
trace
le vol las de l'abeille
dans les nuées en fleur
main qui chante
la voix de mon grand-père
accorde de son air
l'homme devenu
tisserin fracturé
Nul doute que le grand-père ici convoqué représente le pays natal, l'attachement aux racines, cette contrée peut-être idéalisée – néanmoins celle des origines – et que le poète partageant désormais sa vie entre France et Sénégal est ce tisserin fracturé. Mais c'est une pudeur (j'ai dit le mot « délicatesse » en ouverture de ce commentaire) qui gouverne ce beau livre de douleur en filigrane, sans pathos. Cette douleur de l'écartèlement, effectivement visible chez tout exilé, est celle aussi que tout un chacun peut éprouver de ce qui le sépare de son enfance, fût-elle repeinte aux couleurs d'un imaginaire qui toujours choisit son tamis ; et la nostalgie a de ces pastels...
nos amis d'avant
c'est dans le rêve qu'on les visite
[…] on voudrait leur dire
regardez comme mes mains
de s'être tenues trop éloignées
saignent
regardez ce que j'ai accumulé de tendresse
Khaled Ezzedine, au-delà d'une mélancolie hantée, questionne l'ontologie, que ce soit dans un carpe diem parfois non consenti, « derrière les jours simples / tu t'esquives / à t'entêter / la vie te dévore », ou dans son rapport au rythme temporel que l'on sait différent entre l'Afrique et l'Europe, la ville et la campagne, « ici / les mois et les années / se confondent / ici / les lunaisons noires / cheminent dans le pli de l'air / ici / c'est mon sang qui recule », ou encore dans l'enfance qui fonde tout être, « parfois l'enfant revient / sur le chemin de l'école / tout seul ou presque » - cette solitude qui, à son extrême, va constituer l'homme et le poète.
mais c'est toujours le même enfant
celui-là qui fixe
son cœur immobile
celui-là oublié
dans la joie
et la main s'est posée
plus près du ciel
la tête en bas
vers la pirogue qui file
drame sans témoins
pour l'exil
On ne saurait ignorer, associée dans ce livre à la fois aux parents, grands-parents, à la transmission, à son propre destin, la question essentielle de la mort (de la perte, de la disparition) qui taraude qui que ce soit, qu'il s'exprime artistiquement ou philosophiquement.
cette nuit
ébloui
par la lampe
des pêcheurs de crevettes
le vent emporte
ce qui nous abandonne
ce qui ne revient pas
et soudain comme suspendu
le bruit sec de l'horloge
Le poème de la page suivante le dit peut-être d'une manière plus brutale, encore que, dans sa lucide énonciation, on sente plus qu'une amertume un désir de réconciliation.
voici que
la mort prend visage
voici que d'autres pas
précèdent les miens
minute par minute
goutte après goutte
entre Saloum et le verger
l'odeur de la pluie
entre dans le songe
j'ai la nostalgie des dimanches
sous les manguiers
J'ai la même nostalgie, n'ayant pas connu ces dimanches-là, c'est la grande force de ce livre : toucher la petite part d'universalité que nous avons en nous.