Kamel Bencheikh, Porter le poids de la douleur qui rampe

Par |2025-03-06T14:44:13+01:00 6 mars 2025|Catégories : Kamel Bencheikh, Poèmes|

Ne pas dis­paraître. Affron­ter l’heure nue,
la sen­tir peser sur la peau comme une lame,
sans fuite, sans rêve creux,
sans ces échap­pa­toires tis­sées d’ombres.
Laiss­er l’instant cogner,
qu’il frappe jusqu’à l’os,
qu’il creuse dans la chair ses racines brûlantes,
sans esquive, sans détour.

Ne pas s’abandonner aux mirages du répit,
ne pas ten­dre la main vers le men­songe des heures douces.
Tenir, figé sous la lumière crue,
étran­glé par le silence,
sans ciller, sans ploy­er sous la douleur qui rampe,
qui s’infiltre et scelle les lèvres.

Dans cette attente sans fin,
être arraché à soi-même,
dépouil­lé de tout,
jusqu’à ne plus sen­tir que la mor­sure du vide,
être jeté là, chose inerte, chif­fon délaissé
que le vent ne soulève même plus.

Respir­er mal­gré tout,
tra­vers­er le labyrinthe de l’agonie,
avancer sans repères,
dans l’épaisseur étouf­fante d’un temps qui se referme,
qui broie, qui nie,
et pour­tant, ne pas tomber,
ne pas crier, ne pas deman­der grâce.

Porter l’heure jusqu’à son dernier battement,
jusqu’à ce point de non-retour
où la douleur, fendue en deux,
délivr­era enfin sa vérité intacte,
sa voix bru­tale et pure,
sa dernière lueur inviolée.

Les âmes frois­sées de l’automne

Un souf­fle glacé racle la nuit,
lente mor­sure du soir d’automne,
où l’ombre s’étire, déchire le ciel,
où la lumière vac­ille, en proie aux cendres.

Au-dessus, des nuages fauves,
gon­flés d’incendies et de spectres,
s’accrochent aux étoiles en lambeaux.
Des anges déchus y errent,
les ailes noir­cies de cendres,
les vis­ages fendus de songes avortés.
Des cauchemars ram­p­ent sous leurs pas,
grif­fant la chair du vent.

Le passé cogne aux vitres,
insis­tant, indélébile,
ruis­selle sur les murs comme une pluie froide,
s’accroche aux épaules, mur­mure son poids.
Le présent vac­ille sur un fil trop mince,
en équili­bre au bord d’un gouf­fre sans nom.
Et l’avenir ?
Peut-être une fenêtre brusque­ment ouverte,
un appel d’air, une fuite,
ou juste un mirage, un leurre dans la brume.

Un souf­fle glacé tra­verse la nuit,
et sous lui, les feuilles,
ces âmes frois­sées de l’automne,
trem­blent, s’accrochent,
mais déjà se détachent,
frag­iles, si fragiles,
avant de som­br­er dans le silence.

 

Au creux de tes yeux

Douce­ment, au creux de tes yeux,
je me suis abandonné,
glis­sé sans bruit dans l’ombre liquide,
me noy­ant sans lutte, sans retour.

Le temps s’effilocha en un sif­fle­ment léger,
comme une lame d’air sur la peau,
comme une promesse oubliée avant d’être dite.
Au-dessus, des flottes de nuages,
som­bres navires errants,
filèrent sans jeter l’ancre,
sans laiss­er d’empreinte sur l’azur effacé.

C’était il y a mille marées,
tant de saisons fanées,
tant de soleils épuisés.
À force de fouiller les vestiges,
de pour­suiv­re des ombres sur le sable mouvant,
on se las­sa de chercher,
de croire qu’un jour, quelque part,
la trace de nos pas sur­gi­rait intacte.

Les vagues roulent encore,
pures, indifférentes,
sculp­tant d’un fris­son la peau de l’océan.
Mais l’eau elle-même,
dans ses pro­fondeurs impénétrables,
ne saurait devin­er l’ombre immobile,
le silence enseveli,
la paix obscure
qui repose au fond de ma mer.

Je meurs, étranger à la mort

La nuit, encore une fois la nuit, elle revient, sou­veraine et absolue, déten­trice d’une sagesse 
obscure qui s’infiltre dans mes veines comme un poi­son lent.

Elle enlace le monde d’une caresse silen­cieuse, d’une étreinte brûlante et funèbre, comme la 
main invis­i­ble de la mort qui frôle sans emporter, qui éveille avant de con­damn­er. Un instant 
d’extase sus­pend mon souf­fle, moi, l’héritier secret des jardins inter­dits, celui qui a effleuré 
l’ombre sans jamais pos­séder la lumière.

Des pas réson­nent, des voix chu­chotent, loin, tout au fond, du côté mau­dit du jardin. Des rires 
écla­tent der­rière les murs, fan­tômes d’une fête qui n’a jamais eu lieu. Ne crois pas qu’ils soient 
vivants. Ne crois pas qu’ils respirent. À tout moment, la faille dans la paroi, le fris­son du vide, 
et la fuite soudaine du petit garçon que j’étais, pieds nus sur la pierre froide, traqué par une 
men­ace informe.

Il pleut des sourires de papi­er frois­sé, des éclats de couleurs fanées que le vent dis­perse en 
silence. Les couleurs par­lent-elles ? Et les images en cen­dres ? Non, seules les dorures 
mur­murent des vérités, mais ici, il n’y en a aucune. Ici, tout est absence, un oubli sculp­té dans 
la pierre.

J’avance, et les murs rétré­cis­sent, se rap­prochent inex­orable­ment, se fer­ment sur moi comme la 
gueule d’un piège ancien. Toute la nuit jusqu’à l’aurore, j’ai mur­muré à voix basse comme une 
prière inachevée : si je ne l’ai pas con­nu aupar­a­vant, c’est que son heure n’était pas venue.
J’interroge. Ma voix se dis­sout dans l’espace. Déjà, plus per­son­ne ne m’écoute.

Je m’efface. Je meurs, étranger à la mort. Et pour­tant, quelque chose demeure, un souf­fle, un 
dernier spasme, car le lan­gage de l’agonie n’appartient qu’aux vivants. J’ai lais­sé s’échapper le 
pou­voir de méta­mor­phoser l’interdit. Ils sont là, tapis der­rière les murs, res­pi­rant sourdement, 
guet­tant le moin­dre fris­son de ma voix. Mais dire ma route, dévoil­er l’empreinte de mes pas, 
m’est défendu. Toi qui écoutes encore dans le silence intact de ta soli­tude, regarde : ces murs 
sont nus, arides comme une plaie anci­enne. Ici, la pierre règne, stérile et immuable. Aucune tige 
ne bris­era l’attente, aucune fleur ne vien­dra défi­er l’oubli.

Aucune main ne vien­dra bris­er le sor­tilège. Et pour­tant, au zénith de l’allégresse, une mélodie 
insai­siss­able a per­cé le silence, un chant venu d’un ailleurs incon­nu, tran­chant et sublime 
comme une blessure ouverte. Oh, si seule­ment je pou­vais ne vivre que d’extases, façon­ner le 
poème dans la sub­stance même de mon être, pay­er chaque vers de ma chair, chaque mot du prix 
brûlant de mes jours et de mes veilles, livr­er tout mon souf­fle au verbe incan­des­cent, à la parole 
qui se con­sume et se donne, offerte en holo­causte dans le rit­uel ardent de l’existence et de 
l’amour.

Les yeux de celle qui m’écrit

Soudain, des ombres fend­ent la surface,
plongeurs muets glis­sant sous les eaux hostiles,
avalés par l’abîme comme des éclats de nuit.
L’œil fixe, cloué à l’invisible,
le souf­fle arraché, broyé par la pres­sion du vide,
ils s’enfoncent, lents et implacables,
au rythme étiré d’un temps déformé,
sec­on­des dis­ten­dues, brûlantes,
ver­tige infi­ni où les siè­cles s’écoulent en silence.

Nous sommes avec eux, liés par le poids de l’attente,
chaque bat­te­ment de cœur un écho du leur,
chaque pen­sée ten­due vers l’ombre mouvante.
Nous rassem­blons nos forces,
nous nouons nos volon­tés en un seul fil,
un seul souf­fle retenu,
un seul appel muet jeté dans les profondeurs.

Ici, sur la terre ferme,
nous restons sus­pendus entre ciel et sol,
entre nuages et poussière,
entre écume et rosée,
dans cette fron­tière frag­ile entre espoir et naufrage.
Nous guet­tons l’instant où le silence se brisera,
où l’inconnu ren­dra son verdict,
où le dernier fris­son des eaux par­lera enfin.

Et vous comprendrez,
vous qui revenez ou disparaissez,
vous saurez ce que mur­mure le courant :
la seule issue est par les yeux de celle qui m’écrit.

 

Et la vie qui rugit

Voix éclatée dans la nuit scellée,
Éclair fen­dant le cer­cueil du silence,
Retour­nant la terre morte sous mes paupières closes.
Ombre étouf­fante, chape de plomb,
Noir comme un puits où le souf­fle s’éteint,
Il n’y avait plus d’issue, plus d’horizon.
Quelle force a brisé la gangue du néant ?
Une main ten­due, un cri d’aube,
Et soudain, l’air qui défer­le dans mes poumons.

Voici l’éclat d’un monde repeint de sève,
Éparse lumière qui s’accroche à mes cendres,
Racines révoltées qui per­cent la pierre.
On renaît par­fois d’un nom murmuré,
Nais­sant une sec­onde fois dans un regard,
Ivresse soudaine d’un cœur remis à flot.
Quelques mottes suff­isent, un fris­son de terre,
Une sai­son inscrite dans tes paumes,
Et la vie qui rugit, enfin debout.

 

Les heures à venir

L’amour ne s’élance pas, il t’enlace,
un cer­cle invis­i­ble, un piège mouvant.
Tu tournes, il serre, il t’absorbe,
il glisse sous ta peau pen­dant que tu t’infiltres en lui,
cher­chant une issue dans ses veines brûlantes.

Ton regard s’enfonce dans la matière du monde,
mais le monde est un iris, une pupille béante
qui m’épingle, me tra­verse, m’efface.
Vois, il se resserre, ce jour naissant,
un point unique où je ne suis plus moi,
où tout devient œil braqué sur toi.

Com­plice de mes nuits, ombre de mes fièvres,
lumière aveuglante et lame affûtée,
tu avances, incer­taine, dans un tout fendu,
un univers com­plet, mais brisé en deux.

Et déjà, quelque part entre ciel bas et pavés mouillés,
Brux­elles attend, comme un car­refour scel­lé d’échos,
un bat­te­ment sus­pendu, une promesse enfouie
dans le gris trem­blant des heures à venir.

Celle qui retient mon ombre

L’enfance, foudroyée en plein vol, grave comme une sen­tence scel­lée, aban­don­née aux bras 
morts des jou­ets, aux vis­ages de cire, aux idol­es creuses qui gisent, com­plices muettes d’un
pacte sans mots entre moi et l’antre du ver­tige, là où dort, sous une terre souil­lée, le butin volé 
à mes pre­mières fièvres.

Ne cherche rien d’autre qu’un fris­son, et cède, cède à la mor­sure, laisse la douleur se dresser, 
se par­er d’éclats trop purs pour être vrais, taper aux portes du gouf­fre, hurler sans écho.

Nous avons porté la croix des fautes jamais com­mis­es, nous nous sommes age­nouil­lés devant 
des spec­tres, nous avons expié le crime des songes.

Pour des ombres, pour du néant, nous avons saigné.

Je veux ren­dre hom­mage à celle qui retient mon ombre, celle qui arrache au silence le désastre 
effon­dré sur mon monde, qui défie la nuit d’un seul regard et me sauve de l’oubli.

Un monde repeint de sève

Voix éclatée dans la nuit scellée,
Éclair fen­dant le cer­cueil du silence,
Retour­nant la terre morte sous mes paupières closes.
Ombre étouf­fante, chape de plomb,
Noir comme un puits où le souf­fle s’éteint,
Il n’y avait plus d’issue, plus d’horizon.
Quelle force a brisé la gangue du néant ?
Une main ten­due, un cri d’aube,
Et soudain, l’air qui défer­le dans mes poumons.

Voici l’éclat d’un monde repeint de sève,
Éparse lumière qui s’accroche à mes cendres,
Racines révoltées qui per­cent la pierre.
On renaît par­fois d’un nom murmuré,
Nais­sant une sec­onde fois dans un regard,
Ivresse soudaine d’un cœur remis à flot.
Quelques mottes suff­isent, un fris­son de terre,
Une sai­son inscrite dans tes paumes,
Et la vie qui rugit, enfin debout.

Présentation de l’auteur

Kamel Bencheikh

Kamel Bencheikh est né à Sétif en Algérie et vit depuis ses 18 ans à Paris. Il a été ingénieur struc­tures dans le bâti­ment et a tra­vail­lé comme expert après sin­istres près les com­pag­nies d’assurances. Mil­i­tant uni­ver­sal­iste, il a été à l’initiative de l’Appel pour la laïc­ité en Algérie. 

© Crédits pho­tos Alain Barbero

Bibliographie 

  • Jeune poésie algéri­enne, antholo­gie de la poésie algéri­enne de langue française, Edi­tions Traces
  • Prélude à l’E­spoir, poèmes, Edi­tions Antoine Naa­man, Canada
  • Ogive, poèmes, Artère
  • Poètes algériens de langue française, antholo­gie, Mag­a­sin Général éditeur
  • Hommes rocailleux, CELFAN, Philadelphie
  • Les années Boum, ouvrage col­lec­tif sous la direc­tion de Mohamed Kaci­mi, Chi­hab éditions
  • La Révo­lu­tion du sourire, ouvrage col­lec­tif, édi­tions Frantz Fanon
  • Tout en haut, poèmes, mono­types de Lat­i­fa Bermes, Les Refusés
  • La Red­di­tion de l’hiv­er, nou­velles, édi­tions Frantz Fanon
  • L’Im­passe, roman, édi­tions Frantz Fanon
  • His­toire d’un jour vide, poèmes, Les Refusés
  • Là où tu me désaltères, poèmes, pré­face d’Olivier Thiri­on, Encres d’Arezki Metref, édi­tions Frantz Fanon
  • Mis­sive du désert d’El Kan­tara, poèmes, Les Refusés
  • Les rues de Paris, poèmes, Café Entropy
  • Un si grand brasi­er, roman, Édi­tions Frantz Fanon
  • Print­emps de lutte et d’amitié, poèmes, Édi­tions Kaïros
  • L’islamisme ou la cru­ci­fix­ion de l’Occident – Anatomie d’un renon­ce­ment, essai, pré­face de Stéphane Rozès, Édi­tions Frantz Fanon

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