Karina Borowicz, Tomates de septembre
« C’est une question utile que de demander à chaque poème : qu’est-ce qui dérange celui qui parle ? »
Karina Borowicz The troubled speaker, mis en ligne le 8 janvier 2014, https://karinaborowicz.com/blog/
Chaque poème comme une fenêtre d’angoisse et de tendresse sur l’énigme du monde.
Je ne me souviens pas avoir rien demandé de tout ça :
naitre, devoir vivre une honorable
vie américaine, vieillir d’un seul coup
en venir à craindre ce néant que j’aurais
préféré d’emblée
Karina Borowicz, Tomates de septembre, traduit de l’anglais (Etats-Unis) et préfacé par Juliette Mouïren publié aux éditions CHEYNE, collection D’une voix l’autre.
Aussi sont-ce des moments et des êtres éphémères, insignifiants, en voie de disparition qui sont évoqués :
La pourriture a installé sa puanteur de whisky
dans le jardin et une nuée de moucherons éclate
quand je touche les plants de tomates en fin de vie
Ou encore :
J’ai vu un faucon ce matin
poursuivi par des corbeaux,
quelque chose se débattait entre ses serres
C’est peut-être que
L’air est épais de minutes.
D’années. Les mains nues
nous ne pouvons pas les attraper
alors, la poète, au lieu de se munir d’horloges, écrit un poème puis l’autre afin que
le torrent du temps
Gèle.
Peut-être ?
quand je m’étends
dans le champ la nuit à compter les gouttes que j’ai réussi
à récolter : ce visage, ce soupir, cette main
La poète parle de ces miettes de pain données aux oiseaux, de ces moments de vie apparemment insignifiants et c’est bouleversant de justesse. Peut-être qu’être une poète serait ne pas prétendre en savoir plus que ce que le monde montre ? Savoir rester perméable à ce monde fragile, monde monstre.
Je n’arrivais pas à me sortir de la tête
le visage de la fille disparue. Ce matin-là
son corps avait été retrouvé dans le fleuve Connecticut
après six jours. Battu.
Chaque poème comme un fait divers intime, l’importance donnée à ce qui aurait dû ne pas en avoir, « ce constant effort
pour atteindre
sans espoir de toucher
cette expérience d’être au monde tout en n’étant qu’une solitude parmi tant d’autres. Aussi énigmatique que toutes les autres présences. Il ne faudrait pas croire que Karina Borowicz n’observe qu’avec des loupes ou un microscope le minuscule de l’univers, elle en mesure également l’infini dans un poème comme « Planète Kepler 22b » :
Je ne sais pas de quel côté
du ciel nocturne me tourner
mais la planète est là quelque part,
n’importe où, malgré moi
L’œil jaune du quiscale
Quel monde est-ce qu’il regarde ?
Dans sa passionnante préface présentant la poète, la traductrice, Juliette Mouïren évoque le site de Karina Borowicz, dans lequel elle « aborde différentes questions relatives à l’écriture poétiques », toutes plus passionnantes les unes que les autres, et, parmi elles, « une idée croisée chez Robert Bly, qui affirme, dans Turkish Pears in August, que derrière chaque bon poème, on doit sentir « une sorte de locuteur gêné ». La notion de locuteur mal à l’aise, empêché ou troublé, l’interpelle, tant comme lectrice que poète. »
Inquiétude ô combien féconde !