La chair que trop avons nourrie

Par Claude Minière

 

 

                                                                                                              « Vous nous voyez ci attachés, cinq, six,
                                                                                                               Quant de la chair que trop avons nourrie
                                                                                                                             Elle est pieça dévorée et pourrie
                                                                                                       Et nous, les os, devenons cen­dre et poudre. »

FRANCOIS VILLON

 

 

     Ecou­tons soigneuse­ment ce « cinq, six », il est pro­pre­ment génial.  Tel un bat­te­ment de cloches, dans le bal­ance­ment, il fait à la fois cer­cle, répéti­tif, et ouver­ture d’une série à l’infini des nom­bres naturels.  Temps sus­pendu, au réc­it sus­pendu, entre ciel et terre, cer­tain et incer­tain.  Le présent paraît immense, l’avenir dev­iné, avec rime et rai­son, i.e. chiffre…Tic-tac.  Après avoir une nou­velle fois échap­pé à la potence, François Vil­lon tout sim­ple­ment dis­paraî­tra, « on perd sa trace ».  Cepen­dant il a tracé.  Le poète ne peint pas l’invisible mais le vis­i­ble évidem­ment.  Il le peint de l’intérieur : « Vous nous voyez ci… »  La main reste invis­i­ble, elle trace à toute vitesse, de-ci, delà, dans les mots le rythme et les rimes.  On perd sa trace…
 

 

     Ne sommes-nous que chiffres et nom­bres, corps qui se dis­persent au vent, élec­trons dans un sys­tème de cal­cul tel qu’il nous met ensem­ble ?  Mon dieu, l’époque est lasse des raison­nements.  C’est que, et depuis la nuit des temps, quan­tités et matricules ont ordon­né les hommes et les bêtes !  Aux hommes d’aujourd’hui de plus en plus les choses filent entre les doigts mais il y a quelque part une immense « mémoire » utile au con­trôle social.  Une mémoire vrai­ment ?… Servi­tude volon­taire ?… Société du spec­ta­cle ?…Chair pour­rie afin de pass­er, avec mer­ci, par une étrange méta­mor­phose, à l’au-delà ?  Un corps, par­fois, remue Ciel et Terre, et se tient en sus­pens, à son réc­it, entre soli­tude et « frères humains ».

 

     La révéla­tion naît au milieu de l’été, une étoile, une lame de mer, une éclair­cie au milieu du chemin de notre vie…La plume court dans l’herbe, le vent dans un « can­to », le Verbe était au com­mence­ment.  Vous avez avec vous pour tou­jours Vil­lon, Pin­dare, Hölder­lin, Pound, Dante… Vous nour­ris­sez votre chair, lut­tez con­tre le nihilisme ambiant… Sang et pen­sée, bat­te­ments, chant gra­tu­it.  De pure grat­i­tude.  La poésie est sans justification.

 

     Vous me direz, « la chair » sonne un peu « médié­val ».  Péché. Les mots aus­si ont une his­toire.  Corps est entré dans le vocab­u­laire du français au XII° s. mais en anglais « corpse » le plus sou­vent désigne désor­mais le cadavre…Les mots, leur usage, comme l’on sait ont aus­si une his­toire.   Lait, miel, galax­ie… La chair aujourd’hui ?  Boucherie.  Per­son­ne ne s’en rie mais boucherie.  Le numérique, lui, fait mod­erne et « clean »…Pour­tant : la chair des fruits, la chair de l’amour, la chair que sans regrets trop avons nour­rie et qui fut là comme sis­mo­graphe et dia­logue avec la pen­sée !  Souri­ante et comique et « divine » et dis­ant un nom­bre par défaut ou par excès…  Va et vient, je m’éloigne et me rap­proche, je suis mon pro­pre enfant… Tran­quille mys­tère de l’incarnation, phase et emphase. 

 

     Un point (impor­tant) est l’intersection de deux courbes.  Imag­inez la vie d’un poète qui jour après jour recherche la vérité dans le lan­gage et l’histoire, c’est l’horizontale.  A cer­tains moments, par chance, cette vérité lui appa­raît, comme un dieu vêtu de rouge au milieu de la mêlée.  La ver­ti­cale… Une tra­di­tion, une éter­nité : une flèche qui tra­verse le vide et tout boucli­er.  Un temps, une émo­tion du sens qui échappe aux temps, aux quan­tités, aux mar­quages.  Un rien.  La poésie est sans justification…Trait après trait, sor­ties inat­ten­dues, guir­lande de mots pré­cis… Oubli des con­ve­nances, longues tress­es d’échos et de propo­si­tions sans posi­tion assurée, sans fin… Pour avoir une telle pas­sion de la for­mu­la­tion, pour tra­vers­er, faut-il que les hommes n’aient pas tous « bon sens rassis » !

 

     J’ai lu quelques bons livres, la chair n’est pas triste.  Com­ment la nour­rir, si ce n’est trop ?

 

      La chair ne peut être nour­rie que trop, dans l’excès, hors de la « sagesse » démen­tielle qui fait nor­mal­ité, et con­sen­sus sur des « valeurs » de façade. Je me suis intéressé* à Ezra Pound, à com­pren­dre pourquoi il con­dui­sait un navire con­tre vents et marées vers son « Ithaque » : Pound se mon­tre respon­s­able  de sa car­gai­son («i.e. it coheres all right/ even if my notes do not cohere »). Il veut s’en sor­tir mais aus­si la men­er à une autre rive (« j’ai ten­té d’écrire un Paradis/ …Puis­sent ceux que j’aime par­don­ner… »).  Les hommes n’ont pas tous bon sens ras­sis.  Mais encore : « Les sci­en­tifiques sont dans la terreur/ et l’Esprit européen s’arrête » (Can­to CXV).

* Cf. Pound car­ac­tère chi­nois (Gal­li­mard) ; Le théâtre de ver­dure (Marie Delarbre).

 

        Pin­dare dis­ait que « ceux qui ne savent que pour avoir appris, pareils à des cor­beaux, qu’ils croassent ! »  Il con­nais­sait, lui, par nature, au retour, un chemin plus direct que celui emprun­té par les con­teurs académiques ( les cor­beaux se percheront de place en place dans la poésie occidentale).

 

     Hölder­lin nour­rit un soupçon : « N’es-tu pas lié à tous les vivants ? »  Et esquis­sait un sur­saut (« Là où croît le dan­ger croît aus­si ce qui sauve »).  Les poèmes de la folie man­i­fes­tent une rai­son sans raisons : des théorèmes naturels, un con­stat, des sor­ties évi­dentes, de brusques change­ment de chiffre.  Ligne cour­tes, lignes longues, iné­gales, con­duisant la pen­sée, émergeant de l’étendue, au milieu de la page et de l’espace… »Divers­es sont les lignes de la vie ».  Puis vien­dra l’horrible XXème siè­cle, ses sys­tèmes, ses mod­èles, ses hyp­ocrites lecteurs, et ses dis­tri­b­u­tions binaires.

 

     Péri­odique­ment aujourd’hui, des organ­ismes lit­téraires ou cul­turels s’emploient à pos­er la ques­tion : « La poésie pour quoi faire ? » (sic), ou à définir « la place de la poésie » (resic !)  La rai­son raison­nante s’emploie à fournir, sans même y croire vrai­ment, des jus­ti­fi­ca­tions à tout, de tout, selon des expres­sions toutes faites  — qui ne nais­sent ni ne meurent.  A con­sid­ér­er les « répons­es » qui sont alors énon­cées — –igno­rant la crise dans laque­lle le lan­gage et la poli­tique et « l’information » sont pris­es — ou bien écar­tant par con­sen­sus et « con­vivi­al­ité » la prise en compte de cette crise —– on ne peut que réaf­firmer que la poésie EST sans jus­ti­fi­ca­tion.

 

     Mais elle me fut vitale­ment néces­saire, per­son­nelle­ment, « en chair et en os », comme action.  Et il n’est certes pas facile, dans la lit­téra­ture, de vivre en poète, d’habiter ce monde.

 

     Penser d’où nous venons, où nous allons.  Not­er au pas­sage la musique.  Qu’elle reste en mémoire.

 

     Si un poète du XVème siè­cle a pu mag­nifique­ment chanter (dans une « bal­lade ») les risques encou­rus par son corps ; s’il a pu sere­ine­ment se regarder hors de soi ; s’il a pu encore dénom­br­er (« cinq, six ») ses com­pagnons, qui avaient bravé la police parisienne,…que dire des mil­lions de morts, « chair à canon », de la Pre­mière guerre mon­di­ale ?  Pour­ra-t-on dire qu’on renouait, d’évolution en révo­lu­tion, avec les décomptes de l’Ancien tes­ta­ment ? N’y a‑t-il pas une fas­ci­na­tion qui emporte l’être humain et occupe obscuré­ment sa course ?

 

     La poésie est sans jus­ti­fi­ca­tion mais elle regarde au plus juste, char­nelle­ment, la mémoire et l’inconnu aux­quels elle se trou­ve suspendue.

 

     Du léger au plus som­bre et retour, je m’accorde aux phas­es d’enthousiasme.  Pour rien. Pour tenir le coup.

 

 

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Cédric Landri

Vivant en Nor­mandie, Cédric Lan­dri expéri­mente dif­férents gen­res poé­tiques : fables, haïkus, tankas, pan­touns, poésie libre… Cer­tains de ses textes ont paru dans des antholo­gies et revues. Mem­bre de Pan­tun Sayang et du comité de lec­ture de la revue “Pan­touns et gen­res brefs”.

Pub­li­ca­tions individuelles : 

La Déci­sion du Renard (Clapàs, 2013)

Les échanges de libel­lules (La Porte, 2014)

L’envolée des libel­lules (La Porte, 2015)

Plumes, Pluies et Pan­touns  (Mots Nomades,  2016)