- Bonjour, cher André Velter. La maison Gallimard fêtera, en mars prochain, l’anniversaire des 50 ans de la collection Poésie/Gallimard. Naissance, donc, en 1966, année de publication de votre premier recueil, Aisha, justement publié en Blanche dans cette même maison, et coécrit avec Serge Sautreau. Vous devez avoir en l’occurrence un souvenir particulièrement vif de l’émergence de cette collection, n’est-ce pas ?
La concordance des temps est parfois des plus réjouissantes, surtout à posteriori. Si Aisha paraît en effet en même temps que les premiers titres de la collection Poésie/Gallimard, au début du printemps 1966, la coïncidence ne s’arrête pas là, car c’est Alain Jouffroy, le préfacier de Aisha, qui a ébauché la programmation de la collection et qui, bien avant la sortie des premiers recueils, nous a parlé, à Serge et à moi, de ce qui allait être un véritable événement éditorial. Nous sommes même alors intervenus directement au cours de l’été 65 pour favoriser une rencontre à Rome entre Sartre et Jouffroy. Alain voulait demander une préface pour l’édition des Poésies de Mallarmé, et comme à cette époque nous participions à des réunions régulières aux Temps Modernes, nous avions le contact avec Sartre. Cependant, ne vous méprenez pas : en dépit de ce que je viens de vous dire, je ne crois pas à la prédestination.
- Comment la collection fut-elle lancée et par quels titres ?
Un peu d’histoire : c’est en 1953 qu’apparaît Le Livre de Poche chez Hachette. Les ouvrages les plus diffusés du fonds Gallimard, notamment les romans de Malraux, Camus, Sartre, etc, prennent immédiatement place dans cette collection. Seuls quelques poètes (Apollinaire, Éluard, Prévert) y sont accueillis. Voilà pourquoi Claude Gallimard imagine, en 1966, de créer un espace autonome exclusivement destiné à la poésie. Ce qui est remarquable, c’est que cette décision anticipe de cinq ans la rupture avec Hachette et le lancement de Folio en 1972.
L’idée de Claude Gallimard était simple, mais dans le contexte de l’époque tout à fait audacieuse : publier en format de poche (sur beau papier et avec une maquette inventive de Massin, d’inspiration warholienne), les grands poètes de sa maison d’édition. Je vous cite, par ordre de parution, les noms des premiers publiés : Éluard, Garcia Lorca, Mallarmé, Apollinaire, Claudel, Valéry, Aragon, Queneau, Supervielle, Breton, Larbaud, Jouve, Saint-John Perse, Char, Ponge… À l’exception de Mallarmé, qui bien sûr était dans le domaine public, tous sont sous copyright Gallimard.
- Pouvez-vous nous raconter l’histoire de la collection, ses événements marquants, ses différentes périodes, ses coups d’éclats ?
Le lancement de la collection a été le fait d’Alain Jouffroy et de Robert Carlier. Alain Jouffroy, poète, romancier, critique d’art, était membre du comité de lecture de Gallimard. Robert Carlier avait assuré la direction littéraire du Club français du livre : il devait assez vite prendre seul la responsabilité de l’entreprise, en assurer le suivi éditorial pendant cinq ans en respectant strictement le « cahier des charges » initial : programmer les œuvres poétiques majeures éditées par Gallimard au XX° siècle. Quant à Alain Jouffroy, sa présence devait perdurer à travers les préfaces qu’il allait consacrer à Aragon, Artaud, Breton, Leiris ou encore Jean-Pierre Duprey.
André Fermigier, agrégé de lettres, professeur d’histoire de l’art et critique d’art, prit la direction de la collection à un moment crucial : après la rupture des relations commerciales entre Gallimard et Hachette en 1971, ce qui mettait fin à la collection Le Livre de poche classique, jusque là exploitée en commun. D’où l’entrée quasi immédiate, au catalogue de Poésie/Gallimard, de Baudelaire, Hölderlin, Rimbaud, Lautréamont, Vigny, Hugo, Corbière, Verlaine, Villon, etc. À partir de cette date, la collection ne se limite plus au fonds Gallimard, même si les contemporains désormais programmés continuent d’en être issus, y compris les poètes étrangers. Jusque là, il n’y avait eu que Garcia Lorca, Tagore et Octavio Paz à être retenus, arrivent alors Neruda, Rilke, Pavese, Pasolini, Machado, etc.
André Fermigier
Jusqu’en 1988, André Fermigier, assisté de Catherine Fotiadi, développe la collection avec les grands poètes classiques de la littérature française et de la littérature mondiale, avec aussi Guillevic, Frénaud, Bonnefoy, Césaire, Jaccottet, Lorand Gaspar, Édouard Glissant, Armand Robin, Georges Perros, Jacques Roubaud, etc. À noter que le format des livres a changé, s’apparentant à celui des Folio en perdant 4 millimètres en largeur et en gagnant 12 en hauteur.
Autre entrée d’importance dans la collection à partir de 1985 : Henri Michaux. À ce propos, je voudrais apporter un témoignage qui fait référence à une discussion que j’ai eu avec Michaux quelques temps avant sa mort (précisément en 1984 quand il a réalisé un dessin de couverture pour la revue Nulle part, dont je m’occupais avec Jean-Louis Clavé, Bernard Noël et Serge Sautreau). On a souvent dit que l’auteur de Plume refusait de voir ses livres en « poche », ce qui est exact, mais on en déduisait une hostilité marquée de sa part pour ce genre d’édition. En fait, ce qu’il redoutait par dessus tout c’était la diffusion exponentielle de ses livres et la multiplication inévitable du nombre de ses lecteurs. Michaux souffrait, et il en était parfaitement conscient (il en parlait même avec une franche auto-dérision) d’une irrépressible phobie : la foule, la simple idée d’une foule, l’oppressait. Il n’est que de regarder ses encres, saturées de signes et de personnages qui dévorent l’espace, pour comprendre ce phénomène-panique. Et c’est très simplement qu’il avouait (Micheline Phankim, son héritière littéraire peut le confirmer) qu’après sa mort, ne redoutant plus d’être envahi par une meute incontrôlée de lecteurs, il lui était indifférent que ses textes passent en « poche ».
En 1989, c’est Jean-Loup Champion, écrivain et critique d’art, qui succède brièvement à André Fermigier, avant que Marc de Launay, philosophe et traducteur d’allemand, ne poursuive l’aventure de 1992 à 1997. Pendant ces années là, une mutation de la collection est amorcée. Si les auteurs Gallimard sont toujours privilégiés (Pichette, Claude Roy, Réda, Dadelsen, Jabès, etc), des poètes venus d’autres maisons d’édition entrent au catalogue (Norge, Sabatier, Bernard Noël, Calaferte, etc), et c’est encore plus vrai pour les étrangers (Adonis, Valente, Ramos Rosa, Celan, etc).
Marc de Launay
En arrivant en 1998, je n’ai fait au fond qu’amplifier le mouvement. À cela une raison évidente : on ne pouvait pas puiser indéfiniment et uniquement dans le catalogue de la nrf. Il fallait certes continuer à explorer les œuvres de ceux qui étaient devenus « les grand classiques du XX° siècle », par exemple ajouter des titres d’Aragon (Le Fou d’Elsa, Elsa), d’Artaud (Pour en finir avec le jugement de Dieu, Suppôts et suppliciations), et ainsi de suite jusqu’à Valéry (Poésie perdue), mais il fallait également accueillir des « extra-territoriaux », autrement dit des auteurs venus d’ailleurs comme Pierre Albert-Birot, François Cheng, Jean-Pierre Duprey, Ghérasim Luca, Lubicz-Milosz, Gaston Miron, Marie Noël, Valère Novarina, etc. Et cela concernait plus encore les poètes étrangers qui nécessitaient souvent la commande de traductions inédites, d’où un changement éditorial majeur : la collection n’était plus seulement un passage en « poche » d’ouvrages pré-existants, mais elle devait susciter d’emblée des livres pour son propre compte. Il suffit d’évoquer les volumes consacrés à Anna Akhmatova, Ingeborg Bachmann, mais aussi William Blake ou Quevedo pour mesurer ce dont je parle. En plus d’être le lieu privilégié des rééditions poétiques, Poésie/Gallimard devenait un lieu de création, voire de re-création. Ainsi, des ouvrages déjà publiés furent entièrement revus, augmentés, repensés afin d’offrir de véritables éditions critiques. C’est exemplairement le cas de Baudelaire, Nerval, Mallarmé, également de Reverdy, également de Bonnefoy, Dupin et Deguy qui ont vu leurs œuvres littéralement « ré-architecturées ».
Venons-en maintenant à ce que vous appelez des « coups d’éclats ». Je commencerai par le moins éclatant, le plus souterrain, et qui est en quelque sorte le signe que la collection entend rester vivante : tous les titres à réimprimer (il y en a 150 à 200 par an) sont remis à jour (corrections, biographie, bibliographie, parfois nouvelle couverture). Quant aux « exploits éditoriaux », ils sont d’abord le fait des progrès techniques. Il est désormais possible (grâce à un papier quasi Bible et à une colle résistante et souple) de réaliser impeccablement des livres de « poche » de 1500 pages. Sans cela, je n’aurais pas mis en chantier l’intégrale de La légende des siècles de Hugo, l’intégrale de Feuilles d’herbe de Whitman, l’intégrale bilingue de La Comédie (enfer . purgatoire . paradis) de Dante. Dans un autre registre, je n’aurais pas imaginé non plus une translation en « poche » d’ouvrages de haute bibliophilie, avec des reproductions ne trahissant pas les lithographies ou les gravures originales : Lettera Amorosa de René Char, Georges Braque et Jean Arp, Les Mains libres d’Éluard et Man Ray, Glossaire j’y serre mes gloses, de Michel Leiris, André Masson et Joan Miro.
J’insisterai encore sur un autre genre de « coup d’éclat », parce que celui-là, étant imprévu, s’est révélé le plus surprenant et le plus créatif. J’avais proposé à Pascal Quignard de reprendre sa traduction de l’Alexandra de Lycophron en y ajoutant une substantielle préface, et quelques mois plus tard, j’ai reçu un manuscrit qui ne ressemblait à rien de connu. À la suite de l’Alexandra, Pascal avait écrit, à la manière de ses Petits Traités, un texte passionnant, en grande partie autobiographique, qui revenait sur la genèse de sa traduction et sur ses amitiés d’alors. Zétès apparaissait comme un hétéronyme (à la Pessoa) de Quignard, comme le poète qu’il portait en lui sans le revendiquer tout à fait. C’est ainsi qu’avec un intitulé plutôt énigmatique, Lycophron et Zétès, Pascal Quignard a fait, pour mon plus grand plaisir, son entrée en Poésie/Gallimard !
_ Quel a été votre propre rapport à cette collection, depuis sa création et avant que vous en deveniez le directeur ? Le voyageur que vous êtes a‑t-il toujours eu un exemplaire en poche durant ses pérégrinations ?
J’ai sans doute été un des premiers lecteurs de la collection. Avant 1966, j’étais à l’affût de tout ce qui paraissait en poésie, mais il y avait deux problèmes : l’argent et la disponibilité des titres. Je me rappelle qu’Alain Jouffroy nous prêtait, à Serge et à moi, beaucoup de livres, et que pour certains d’entre eux, indisponibles en librairie, nous en réalisions de véritables éditions (les pages photocopiées étaient ensuite reliées avec de la colle qui imprégnait une compresse de gaze). C’étaient nos samizdats ! Le plus réussi : Pour en finir avec le jugement de Dieu, décliné de l’édition K.
Après 66, j’ai acheté au fur et à mesure pratiquement tous les volumes qui paraissaient, et d’autant plus vite que j’étais alors libraire à La Joie de lire (40 rue Saint-Séverin), en charge précisément du rayon « poésie » ! Mais pour être franc, je n’abordais pas tous les recueils avec la même envie, la même voracité. J’avais des a priori (certains ont perduré, d’autres pas du tout), par exemple les anathèmes lancés par Breton contre Cocteau m’ont longtemps éloigné de l’auteur du Cap de Bonne-Espérance. Et je ne parle pas de Claudel ou de Jouve que j’ai mis des années à découvrir vraiment… En revanche, même si j’en avais surtout pour Rimbaud et les Surréalistes, j’ai immédiatement dévoré (il n’y a pas d’autre mot) Larbaud, Cendrars, Perse, Char, Garcia Lorca et, étrangement un peu plus tard, Apollinaire, qui allait pourtant devenir une de mes plus sûres boussoles.
En voyage, j’emportais, pour une question de poids dans le sac à dos, exclusivement des livres de « poche », pas seulement des Poésie/Gallimard. J’ai toujours beaucoup aimé les romans, et lire Conrad à Makassar, Prokosch dans le désert du Taklamakan ou Kipling partout en Inde m’a constamment enchanté. Cependant, je dois admettre qu’une fois lus, j’abandonnais souvent ces volumes, car je savais que je ne les relirais pas de sitôt et qu’il fallait m’alléger, alors que je gardais avec moi les poèmes, qui eux peuvent être revisités tous les jours sans qu’il y ait accoutumance ni lassitude. On est chaque matin différent au réveil et, pour cela, chaque poème, serait-il le même, s’entend différemment. J’ai bivouaqué souvent avec ceux que j’ai déjà cités, mais je me dois d’ajouter d’autres alliés substantiels : Segalen, Rilke, Reverdy, Daumal…
Avant de prendre la responsabilité de la collection en 1998, j’y avais déjà collaboré en tant qu’anthologue et préfacier. À la demande de Jean-Loup Champion, j’avais coordonné et présenté le recueil Mémoire du vent d’Adonis. Sollicité par Marc de Launay, j’avais conçu et réalisé Les Poètes du Chat Noir, puis préfacé les Rubayat d’Omar Khayam. Grâce à ces interventions, j’avais rencontré Catherine Fotiadi qui, plus que la cheville ouvrière, était l’âme, voire la vestale de la collection, puisqu’elle l’accompagnait presque depuis les origines. C’est une grande chance de l’avoir eu à mes côtés (ou plutôt d’avoir été à ses côtés) pendant tant d’années.
- 1966, c’est un temps où la poésie jouit encore d’une certaine autorité en France. Saint-John Perse a obtenu six ans plus tôt le prix Nobel de littérature. La mort d’André Breton, cette même année, constitue une disparition d’importance, la rumeur dit que la poésie aurait envahi les rues deux ans plus tard. Les enjeux de la collection, aujourd’hui, sont-ils exactement les mêmes qu’au jour de son lancement ?
Les enjeux sont les mêmes, exactement, rigoureusement, follement les mêmes. Ce qui était audacieux, novateur, révolutionnaire au sens d’un bouleversement des habitudes, en 1966, doit trouver aujourd’hui un surcroît d’audace, d’invention, d’effraction. De résistance aussi. Je ne suis pas aveugle quant aux transformations sociales, culturelles, voire civilisationnelles. D’un côté la loi meurtrière de la marchandise, de l’autre l’outrecuidance de la vulgarité médiatique, agressent en permanence notre espace qui, pour le coup, peut être dit vital. Alors à quoi bon la poésie ? Mais la question n’est pas nouvelle, Hölderlin l’avait formulée il y a deux siècles. Car la poésie ne peut-être que sur le qui-vive, jamais installée à demeure, jamais assurée d’un quelconque bon droit. Que l’environnement soit aujourd’hui plus rude, plus hostile, eh bien tant mieux ! Le combat n’en est que plus décisif, il requiert comme jamais des paroles capables de tenir parole.
- Vous dirigez cette collection depuis 1998, soit depuis presque 20 ans. Qu’est-ce que cela a changé dans votre vie ? Quel chemin vous a mené jusqu’à cette fonction, et quelles dispositions faut-il pour l’exercer ?
1998 a été pour moi, au plan personnel, l’année de toutes les tragédies. Sans qu’il y ait eu la moindre relation de cause à effet, il est incontestable que la responsabilité qu’Antoine Gallimard venait de me confier (il sait que je lui en serai toujours infiniment reconnaissant) a joué le rôle d’un étrange viatique. À proprement parler ce n’est pas la collection qui a changé ma vie puisque ma vie était meurtrie et pas loin d’être anéantie. Elle m’a simplement permis de réorienter une énergie qui n’aspirait plus à rien.
Quant aux raisons de la confiance que l’on m’accordait soudain, je pense qu’avec plus de dix années de Poésie sur Parole sur France Culture, de nombreux articles dans Le Monde et le pilotage de la revue Caravanes, je n’étais peut-être pas le plus mal placé ni le plus incompétent pour relever les défis d’une telle fonction. Il me semble que, pour l’assumer, il faut avant tout de la curiosité et une totale indépendance vis à vis des différentes coteries, clans, clubs et autres officines d’admiration mutuelle. Surtout, aucun sectarisme : tenter d’accueillir dans sa diversité (et quelles que soient par ailleurs mes options personnelles) l’ensemble du champ poétique.
Premier n° de la revue CARAVANE
- Quelles innovations avez-vous portées au sein de cette collection devenue mythique ?
Le chapitre « coups d’éclats » a déjà répondu en partie à cette question. J’ajouterai la multiplication des anthologies thématiques qui s’affranchissent du carcan artificiel des siècles pour témoigner d’expériences singulières ou pour célébrer une forme, un thème, une passion. Deux volumes de Haiku, Les Poètes du Tango, L’OuLiPo, Poètes en partance, Poèmes à dire, Je voudrais tant que tu te souviennes (poèmes mis en chansons de Rutebeuf à Boris Vian), Éros émerveillé, etc…
- Une question qui, au sein de Recours au Poème, nous intrigue beaucoup, étant donné notre propre rapport avec eux : que signifient René Daumal et Le Grand Jeu pour vous, qui avez choisi d’éditer une fabuleuse anthologie du Grand Jeu et avez signé une « Ascension du Mont Analogue » au final de votre recueil L’amour extrême ?
Révolution/Révélation : en deux mots je vous dis ce que j’ai en partage avec les adolescents du Grand Jeu. Je peux d’ailleurs continuer les binômes plus ou moins improbables mais foudroyants : Révolte/Orient – Artaud/Les Védas – Pataphysique/Métaphysique – Dérision/Absolu… Mais, j’insiste sur ce point, ce ne sont pas mes goûts qui décident de la programmation. Il y avait déjà Le Contre Ciel de Daumal dans la collection, il me semblait nécessaire d’accueillir Gilbert-Lecomte (c’est désormais chose faite avec La Vie l’Amour la Mort le Vide et le Vent) et l’anthologie des Poètes du Grand Jeu avait pour but de réactiver plusieurs de ces poètes météores de l’entre-deux guerres, notamment André Rolland de Renéville, Artür Harfaux, Maurice Henry, Monny de Boully.
J’ai agi de la même façon avec, par exemple, les poètes qui participèrent à la revue L’Éphémère à la fin des années 60. Yves Bonnefoy était représenté par plusieurs volumes dans la collection, Jacques Dupin et André du Bouchet par un seul, et Louis René des Forêts était absent. Petit à petit, j’ai donné plus de visibilité à chacun et désormais, au côté de Bonnefoy dont toutes les œuvres poétiques sont éditées en Poésie/Gallimard, il y a deux forts volumes de Dupin, trois recueils de Du Bouchet, et l’ensemble des poèmes de Des Forêts. À quoi il faut ajouter le Choix de Poèmes de Paul Celan qui fut également un intervenant majeur dans cette revue. En procédant ainsi, il y a cohérence éditoriale et rappel de séquences de l’histoire littéraire.
Premier n° de la revue l’Ephémère
- Fêter 50 ans d’une collection, c’est aussi rendre hommage au travail des collaborateurs de l’ombre. Pouvez-vous nous faire entrer dans le secret de l’atelier et nous raconter l’histoire d’un livre, depuis la décision de sa publication jusqu’à sa sortie sur les tables des librairies ?
Franchement, le secret n’est pas très grand. Chaque année en juin, je propose à Antoine Gallimard un programme pour l’année suivante. Nous nous concertons et décidons ensemble des titres et du rythme de publication. Si l’on excepte 2016 qui, cinquantenaire oblige, hérite d’une programmation particulière, la répartition des ouvrages obéit, comme pour le pastis de César, à la règle des quatre tiers : un petit tiers de Classiques, un bon tiers de grands poètes étrangers contemporains, un solide tiers de grands poètes français et francophones du XX° siècle, et le tiers restant de contemporains français !
Une fois la liste établie, celle que l’on appelle « mon assistante » alors qu’elle est la pièce maîtresse du dispositif (jadis Catherine Fotiadi, désormais Alice Nez, et Audrey Scarbel depuis peu en renfort) règle avec le service juridique les problèmes de droits et de contrats (c’est vite dit, mais ça prend beaucoup de temps, spécialement quand il s’agit d’anthologie). Ensuite, s’il faut une préface ou une édition critique, je contacte directement un écrivain, un critique ou un universitaire, selon les cas. Puis, le livre à rééditer (ou le manuscrit original) est préparé, c’est à dire annoté par mon assistante, avec questions à poser à l’auteur, au maître d’œuvre ou au traducteur. Quand le texte définitif est fixé, un metteur en page fait une proposition de typographie (avec les poèmes, il faut choisir soigneusement le corps de caractère, le nombre de lignes par page, la justification : la lisibilité en dépend). Puis un correcteur relit un premier jeu d’épreuves avant que celui-ci parte chez l’auteur, le maître d’œuvre ou le traducteur. En fonction du nombre de corrections, on demande un deuxième jeu ou seulement les quelques feuilles litigieuses. Ente temps, j’ai fourni quelques indications pour la couverture à la maquettiste (actuellement Clotilde Chevalier) et rédigé un argumentaire à usage des représentants, que je rencontre une fois par mois pour leur présenter plus en détails les livres. Lorsque ceux-ci sont imprimés, l’attachée de presse (actuellement Frédérique Romain) prend rendez-vous avec l’auteur, le maître d’œuvre ou le traducteur afin d’envoyer des exemplaires aux journalistes, critiques ou universitaires susceptibles de s’en faire l’écho.
- Les bougies seront soufflées en mars 2016. Qu’avez-vous imaginé comme cadeau d’anniversaire pour fêter ce qu’il faut bien appeler un événement éditorial ?
Un anniversaire de cet ordre a toujours tendance à célébrer ce qui a été accompli. Avec Antoine Gallimard nous avons bien sûr décidé de mettre l’accent sur la part patrimoniale de la collection (comment ne pas souligner quel fonds exceptionnel est rassemblé là), mais nous avons voulu aussi et parallèlement marquer l’attention portée aux poètes vivants et à l’extrême diversité de leurs écritures. C’est pourquoi douze contemporains français et francophones vont faire, si j’ose dire d’un coup, leur entrée en Poésie/Gallimard. Par ce geste sans précédent, nous voulons affirmer la vocation de la collection qui est de mettre au contact l’ensemble des grandes œuvres du passé avec celles qui, aujourd’hui, sont parmi les plus représentatives et les plus singulières.
D’Adonis à Franck Venaille, de Christian Bobin à Jean-Pierre Verheggen, de Tahar Ben Jelloun à Yves Bonnefoy, Michel Butor, François Cheng, Georges-Emmanuel Clancier, William Cliff, Michel Deguy, Philippe Delaveau, Kiki Dimoula, Hans Magnus Enzensberger, Lorand Gaspar, Guy Goffette, Pentti Holappa, Michel Houellebecq, Philippe Jaccottet, Ludovic Janvier, Alain Jouffroy, Nuno Judice, Gérard Macé, Jean-Michel Maulpoix, Bernard Noël, Valère Novarina, Pierre Oster, Pascal Quignard, Lionel Ray, Jacques Réda, Jean Ristat, Jacques Roubaud, Paul de Roux, Jude Stéfan et Kenneth White, il y avait déjà plus de trente poètes vivants au catalogue (ce qui, me semble-t-il, n’est jamais assez signalé ni pris en considération). Ils vont être rejoints par Olivier Barbarant, Zéno Bianu, Xavier Bordes, Jacques Darras, Alain Duault, Emmanuel Hocquard, Vénus Khoury-Ghata, Anise Koltz, Abdellatif Laâbi, Jean-Pierre Lemaire, Richard Rognet et James Sacré. Cette énumération indique à elle seule combien il importait d’accueillir dans sa multiplicité, dans sa richesse, dans ses lignes de fracture aussi, l’ensemble du champ poétique actuel.
- L’aventure ne s’arrête pas avec cet anniversaire. Avez-vous une visibilité sur ce qui va se passer après cet événement ?
Si je vous dis qu’après ce sera comme avant, vous allez croire à une pirouette. Mais non, comme en rugby, nous allons revenir « aux fondamentaux » ! Et retrouver la règle des quatre tiers énoncée plus haut. Ainsi, d’avril à novembre 2016, il y aura Gongora (Fable de Polyphème et Galatée, dans une traduction ébouriffante de Jacques Ancet), Roubaud (Je suis un crabe ponctuel, Anthologie personnelle 1967–2014), Shelley (La révolte de l’Islam, dans une magnifique traduction de Jean Pavans) et Charles Vildrac (Chants du désespéré – sans doute les poèmes les plus forts inspirés par la Grande Guerre).
Ensuite ? Qui lira verra !
P. S.
Cet entretien a été réalisé avant la disparition d’Alain Jouffroy, le 20 décembre 2015, à Paris. J’ai dit quel avait été son rôle, il y a 50 ans, dans la mise en œuvre et la programmation initiale de Poésie/Gallimard, mais sans insister sur l’essentiel, c’est à dire sur son génie propre de poète, de romancier, de critique d’art, d’agitateur d’intuitions, d’effractions, de fulgurances. Dans le champ magnétique de la poésie vécue, Alain fut un aiguilleur toujours en alerte, un accélérateur de trajectoires hors cadre et hors norme. Il m’importe d’ajouter ce salut et ce témoignage, fût-ce in extremis.
Alain Jouffroy
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