La déligature de Christine Bonduelle

Par |2019-05-04T20:18:19+02:00 4 mai 2019|Catégories : Christine Bonduelle, Focus|

La Déli­ga­ture de Chris­tine Bonduelle

Les sonorités de la langue se déploient à tra­vers le rythme soutenu des vers libres et la jonc­tion par­faite des nom­bres. On devine la très rigoureuse con­struc­tion de l’ensem­ble en se lais­sant porter par l’émer­veille­ment de cette réso­nance multiforme.

 

L’en­chaîne­ment et la com­bi­nai­son des dif­férents média (inser­tion des poèmes et des choré­gra­phies au cours des dia­logues entre les per­son­nages ou leurs « voix »), mais aus­si le silence qui les ser­tit comme orfèvrerie, la basse con­tin­ue de la choré­gra­phie des affects dans les stro­phes du pro­logue repris­es au fil du texte, esquis­sent l’orbe des arché­types, au delà du drame qui se déroule à tra­vers les qua­tre actes : celui du salut.

 

 

Temps d’un jour
D’une nuit
Ou sans même de corps l’approcher
Il a pu l’enserrer
Longue­ment    (Page. 38, 1eracte, scène 3)

 

 

Chris­tine Bon­du­elle La Déli­ga­ture, Acte II, avec Louis Blanchi­er, le 01/04/16, video Dailymotion.

Avec un humour ampli­fi­ant le rire de Sarah à l’an­nonce par les trois vis­i­teurs de la mul­ti­tude de ses descen­dants, c’est la descente du divin dans l’u­nion sex­uelle qui est chan­tée. Elle n’y croit pas et pour­tant le véri­ta­ble mir­a­cle a lieu de deux façons opposées : la chasteté oblig­ée d’Abimelek, et sa fécon­dité à Elle. Voilà ce que célèbre le deux­ième acte à tra­vers ses échanges avec le roi de Ghérard, puis ceux entre Abra­ham et Lui dont la colère sera vain­cue par l’in­con­nu du songe : grâce de la retenue dont ce dernier fait don et de la fécon­dité du cou­ple, dans laque­lle se reflète indi­recte­ment l’énigme des trois anges annon­ci­a­teurs de la nais­sance d’Isaac.

 

La pierre qu’inex­cise l’épreuve (p. 33, 1eracte, scène 2)

 La bouche ten­due qui s’ar­rondit encore
Sous la dou­ble voû­ture des langues
Tournoy­ant au pres­soir des ven­dan­ges tar­dives (
p. 40 ; 1eracte, scène 3)

 

Dans ce com­pagnonage avec le roi et ses hôtes puis Isaac et ses par­ents, le pas­sage du tutoiement au vou­voiement embar­que le lecteur/spectateur dans la fic­tion d’une con­nais­sance intérieure des fig­ures mythiques ren­con­trées : on ne se les représente pas seule­ment, on est un instant tenu par le fil avec cha­cun d’eux, et cela se ren­force encore sur scène par ce cou­plage du medi­um poème/théatre, ajout à l’el­lipse sous­trac­tive met­tant en valeur le mot chose ou la chose mot.

 

 Intacte rev­enue de cette con­voitise (p. 41, 1er acte, scène 3)

 

Le nu de rev­enue remé­more au dou­ble miroir du poème et de la scène le pas­sage des corps nus devant le vrai miroir sur la scène, preuve même de cette sci­ence du ray­on­nement dont la lecture/spectacle approche ici, par réu­nion du mythe et du quo­ti­di­en, panis sub­stan­tialis.

 

Sous toutes  coutures
En passe
De connaître
L’habit de noces 
Le passe 
(p. 86, 3èmeacte, scène 2)

 

Le jeu sub­til sur les couleurs et les matières (rouge du sac­ri­fice mais aus­si du fruit de l’elec­tion, blanc de la tunique immac­ulée et de la neige), évoque l’élévation de la créa­ture dans sa dimen­sion mys­tique autant que cor­porelle, annon­cée en légère ironie par les vête­ments glis­sant sur une tringle comme autant de corps, signe de la mul­ti­tude des âmes : en une langue tran­chante comme le silex, ce qui nous est le plus char­nel trans­posé au plan spir­ituel par la cor­re­spon­dance des élé­ments dans la com­mu­nion des règnes végé­tal, minéral (pierre et eau) et animal.

 

L’or­age du regard éclate en son midi
Pour son relève­ment (p. 37, 1eracte, scène 3)

 

 

 

Chris­tine Bon­du­elle La Déli­ga­ture, Acte IV, scène 2, Jacques Krae­mer et Louis Blanchi­er, le 7/10/17, video Dailymotion

La raré­fac­tion du verbe favorise l’expression par le dou­ble, le corps, l’habit, les objets tenus en main, le cadre etc., ouver­ture qui encline les per­son­nages et le lecteur à l’accueil d’une vision, d’une illu­mi­na­tion, tant est puis­sante la force iden­ti­fi­ca­toire non seule­ment aux fig­ures du livre mais aus­si au décor lui-même : métaphore du fruit rem­pli des nutri­ments en vue des ven­dan­ges ter­restres et célestes (habit de noces, réu­nion mys­tique des opposés par le théâtre des mains actri­ces revenant plusieurs fois notam­ment à la scène 1 du 4èmeacte), acteurs et lecteurs/spectateurs en feuil­lai­son, écri­t­ure et lecture/écoute cli­mac­térique, le temps de dépli­er parole.

 

Et l’on touche à ce que Mer­leau-Pon­ty nomme le ray­on de l’u­nivers dans cette parole du fils,

 

 Telle étoiles des ciels
Graviers sur la lèvre des eaux 
(p. 63, 2èmeacte, scène 2)

 

sans s’in­ter­dire la gri­mace d’une gar­gouille de cathé­drale goth­ique recrachant les liq­uides d’une secousse…

 

Le corps gueu­lant au foutre
Foutu
De sa semence (p. 63, 2èmeacte, scène 2)

 

Les cor­re­spon­dances entre l’e­space­ment du temps et la musique textuelle, tels silex frot­tés l’un con­tre l’autre, éten­dent l’ère biblique à notre préhis­toire où l’in­ven­tion du feu se fit par tâton­nements comme la phrase se cherche et se ren­force dans l’at­tente. Et ce télés­co­page con­tin­uel des temps en écho avec les étin­celles des pier­res et le froufrou de la robe est bonne nou­velle. La sci­ence et l’être, la nature et l’in­dus­trie se regroupent en un ensem­ble plus vaste qui est leur com­mune vêture.

 

Par le ser­vice ordi­naire 
Du détail et de l’hori­zon
(p. 37, 1eracte, scène 3)

Le temps à pren­dre et l’e­space a laisser
Entre nous (
p. 35, 1eracte, scène 2)

 

Il y a certes, sur ce ter­rain une ren­con­tre allè­gre avec Claudel dans l’ap­pro­pri­a­tion du sol et le rap­port à un coin de terre comme demeure abritée par Dieu. La scène d’Abraham devant le tombeau de Sarah à Hébron, sur le lieu du bien fonci­er qu’il vient d’acquérir, signe un rap­port entre croy­ance et sol appro­prié ; il fig­ure le ter­ri­toire sin­guli­er, pro­jec­tion ter­restre d’une âme sin­gulière (avec Amrouche  Claudel médite devant le tombeau de sa soeur, dans son jardin) mais à la dif­férence de celle de L’an­nonce faite à Marie, l’intrigue n’est pas traitée de façon linéaire mais au moyen d’une mise en per­spec­tive avec alter­nance de dia­logues rééls et phan­tas­ma­tiques ; le degré zéro du voca­ble établit une dis­tance entre les voix, qui, sans se répon­dre tou­jours ni se touch­er matérielle­ment, s’interpellent jusqu’au cri.

 

 

 

 

 

 

 

La déli­ga­ture

Note d’intention musicale

La pièce de Chris­tine Bon­du­elle « La déli­ga­ture » dont j’ai con­nu plusieurs étapes de rédac­tion et l’intérêt de l’auteure pour un déploiement musi­cal de l’œuvre sus­ci­tent chez moi un écho et un désir musical.

Le ter­reau arché­typ­al biblique, avec la péri­cope fon­da­trice de la lig­a­ture d’Isaac, sa réécri­t­ure au féminin (c’est Sarah et non pas Abra­ham qui agit en fig­ure d’inacomplissement pour le sac­ri­fice ultime) et le tra­vail très per­son­nel et pré­cis sur la langue qui atteint un degré d’abstraction sym­bol­ique, un raf­fine­ment et une den­sité prop­ice à l’ouverture vers la musique m’incitent à penser à plusieurs pro­jets de com­po­si­tion musi­cale pos­si­bles à par­tir de ce texte.

La pre­mière option envis­agée serait une musique d’accompagnement pour une mise en scène théâ­trale de l’œuvre. Une alter­nance entre l’accompagnement instru­men­tal de cer­taines scènes (per­cus­sions agré­men­tées d’un ou deux instru­ments aux pos­si­bil­ités évo­ca­tri­ces, tels que l’accordéon micro-tonal, le cym­balum, l’euphonium etc.) et la mise en chant d’autres scènes con­stituerait dans ce cas l’une des pos­si­bil­ités.  La musique se can­ton­nerait alors tan­tôt au rôle de souligne­ment ou de con­tre­point dis­cret, tan­tôt se met­trait en avant sous forme d’œuvre qua­si autonome, au sein d’une con­ti­nu­ité du déroule­ment théâtral.

La déli­ga­turede Chris­tine Bonduelle, 
tit­uli, 2017, 104 pages.

A l’autre extrémité du spec­tre, une forme d’opéra de cham­bre pour­rait être envis­agée, à 3 ou 4 voix, avec un ensem­ble instru­men­tal réduit, éventuelle­ment aug­men­té d’électronique. Dans ce cas une refonte du texte dans la per­spec­tive d’un livret serait à envis­ager avec l’auteure. La par­tic­u­lar­ité du texte lit­téraire incit­erait alors à la recherche d’un type d’écriture vocale cohérente et nou­velle, nour­rie par mes pro­pres travaux de philolo­gie et à par­tir de mon expéri­ence de com­pos­i­teur où j’ai pu tra­vailler sur le lien entre son et sens d’un texte, en par­ti­c­uli­er à par­tir de textes anciens en langues dites mortes (« Amours sidoni­ennes » à par­tir d’une inscrip­tion grecque, « Comme un feu dévo­rant… » à par­tir d’un frag­ment du livre de Jérémie, « La pre­mière aube » à par­tir d’une hymne éthiopi­enne, « Horae qui­dem cedunt… » à par­tir du texte de la Genèse et les Géorgiques de Vir­gile, etc.)

Entre ces deux pôles, musique de scène et opéra de cham­bre, plusieurs réal­i­sa­tions seraient envis­age­ables, en fonc­tion du lieu, du cadre et des con­di­tions possibles.

L’idée fon­da­men­tale à ce stade, c’est de ren­dre pos­si­ble une ren­con­tre entre l’univers de Chris­tine Bon­du­elle et le mien, qui con­sonne à ces champs de pro­fondeur mul­ti­ples d’une œuvre qui appelle des degrés de lec­ture divers, le sen­ti­ment de la con­ti­nu­ité dans le temps véhiculé par le recours à des sources fon­da­tri­ces de notre civil­i­sa­tion et une vraie négo­ci­a­tion du seuil de la moder­nité. En effet, cette dernière ques­tion ne se pose pas de la même manière aujourd’hui comme elle se posait hier, et la réflex­ion sur la spir­i­tu­al­ité, le féminin redéfi­ni au sein même des struc­tures qui sem­blaient l’exclure, le tra­vail sur la per­son­nal­i­sa­tion de lan­gage artis­tique non pas à par­tir de l’idée du style mais de l’ouverture à l’imaginaire et la sus­ci­ta­tion d’un univers me parais­sent féconds et por­teurs pour un dia­logue entre les disciplines.

 

 

Michel Pet­ross­ian, compositeur 

Présentation de l’auteur

Christine Bonduelle

Chris­tine Bon­du­elle, née le 5 juin 1959, est poète et dramaturge.

Mem­bre du comité de la revue élec­tron­ique SECOUSSE des édi­tions Obsid­i­ane de 2010 à 2017, elle en a dirigé la rubrique poésie. Elle est actuelle­ment éditrice.

Elle a traduit des poèmes de Adri­enne Eber­hard (anglais d’Australie), Fred­erike Mayröck­er (alle­mand), Li-Young Lee (anglais d’Amérique), Kei­jiro Suga (anglais à par­tir du japon­ais), Leslie Mur­ray (anglais d’Australie) pour SECOUSSE.

Elle est la 92e poète de l’an­tholo­gie Ter­res de femmes.

PARUTIONS :

Poésie

Aigu en par­al­lèle (LGR, 1997)

Bouche entre deux (Obsid­i­ane, 2003)

Con­ver­sa­tions suivi de Agape (50 poèmes man­u­scrits et 20 eaux-fortes de l’auteur, Livre d’artiste, 2004)

Ménage (Obsid­i­ane, 2010)

Etudes de chien (10 poèmes man­u­scrits et 3 eaux-fortes de Sophie de Garam, Livre d’artiste, 2011)

Onze travaux (22 poèmes man­u­scrits et 3 eaux-fortes de Sophie de Garam, Livre d’artiste, 2013)

Genèse ei ∏ + 1 = 0 (tit­uli, 2014)

Rebonds (19 poèmes man­u­scrits et 15 dessins au trait de Nathalie Delasalle, 2021)

A paraître : Con­ver­sa­tions courbes (Obsid­i­ane)

Théâtre

Genèse ei ∏ + 1 = 0 (tit­uli, 2014)

La déli­ga­ture (tit­uli, 2017)

Armide (Wal­lâ­da, 2021)

Poèmes parus dans le Mâche-Lau­ri­er (nos 11, 13–14, 25), Pleine Marge (no47), Sec­ousse (nos 4,6,14), Rehauts (no 40), Poésies Plas­tiques (n° 4).

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