Le beau lim­i­naire de Mar­i­on Richard nous rap­pelle que le « mot » est un uni­versel avec sa part d’intimité pro­pre à cha­cun. Bien sûr, tous les mots n’y con­tribuent pas de manière iden­tique et cela dépend de cha­cun. Par exem­ple, je n’ai pas d’imaginaire sur le mot forge, Mar­i­on, si. Elle le doit à Mau­pas­sant dont elle cite un pas­sage qui l’a mar­quée : « Cette forge était comme ensevelie sous les arbres […] lueur rouge […] fra­cas […] ». Et voici qu’à mon tour, par elle, ce mot forge me pénètre, se charge de cette aura d’un lieu sous une feuil­lée et, tan­dis que je le goûte, se réveille en moi le sou­venir de petites forges entre­vues dans des méd­i­nas du Maroc ou de Tunisie (à moins que ce fut à Istanbul). 

Ren­trons main­tenant dans ce nou­veau numéro de la revue. Faut-il le rap­pel­er, elle se divise en deux grandes par­ties : les poèmes venus de l’étranger, traduits et regroupés sous le titre D’ailleurs et les poèmes écrits en français qui sont rangé sous le titre D’ici. Elles sont suiv­ies de qua­tre petites rubriques : L’intimité du poème qui depuis trois numéros pro­pose des cor­re­spon­dances entre un poète con­fir­mé – dans ce numéro il s’agit de Miche Camus – et un jeune poète ; Voix oubliées, con­sacré à Paul Valet dans cette livrai­son ; une rubrique La forge du poème qui réu­nit des textes libres ayant répon­du à la dou­ble ques­tion « D’où vient le poème ? Com­ment vient-il ? » Enfin un Cahi­er cri­tique avec quelques notes de lec­ture. Ain­si, cette revue se dis­tingue par l’ampleur du paysage poé­tique qu’elle bal­aye et par son choix de priv­ilégi­er la poésie en marche, celle apparue ces derniers mois, voir ces dernières semaines ; autant dire que l’essentiel des auteurs sont des décou­vertes, des nou­veautés, ce qui exige une atten­tion soutenue – pour moi du moins – car on évolue plus qu’ailleurs sans bous­sole ni com­pas. Pour me pli­er à cette exi­gence, je note au fil des lec­tures quelques phras­es sur chaque poème et poète, ce qui me donne l’impression d’être un mon­tag­nard ama­teur chem­i­nant avec pru­dence et lenteur dans des paysages de haute mon­tagne. Ci-après, je vous partage quelques aperçus des paysages rencontrés.
Dans la rubrique D’ailleurs, je repars avec les poèmes des années 70 d’Adrienne Rich – nous y sommes entourés de guérilleros, et il y règne une forme désar­roi ; Tim Bowl­ing avec son poème Le bib­lio­phile, pareil à une van­ité du XVIIesiè­cle ; Mahtab Ghor­bani qui m’a vu fre­donner « Téhéran mon amour / mon pau­vre amour […] » pen­dant sa lecture ; 

Revue La forge #4, Editions de Corlevour, octobre 2024, 240 pages, 22 €.

Lola Ridge, avec l’incroyable plongée dans la vie d’un ghet­to d’une ville améri­caine ; Rober­to Mus­s­api dont bien des vers ont ralen­ti ma lec­ture comme « Cha­cun se berce dans un songe sou­vent faible et incer­tain » ; Antoon van den Braem­buss­che avec sa poésie franche et claire dans ses descrip­tions. Dans la rubrique d’Ici, je voudrai faire place à Matthieu Mes­sagi­er – dont je me sou­viens encore du recueil Le dernier des immo­biles – avec son poème sur le moucheron qui est un régal ; Guy­laine Mon­nier avec des poèmes sur des moments de vie entre un enfant et sa mère, leurs jeux, leurs com­plic­ité lors d’une prom­e­nade ; Eti­enne Rais­son dont les poèmes déga­gent une soli­tude habitée, un éblouisse­ment frag­ile et pro­longé – un vers a retenu en par­ti­c­uli­er mon atten­tion : « Mais le vrai ne se terre pas. / Sans bien, il ne sauve que l’espérance des mai­gres feuil­lées. » ; Mari­na Skalo­va qui nous installe dans le quo­ti­di­en d’une barre d’immeuble : « là-bas / le temps s’est figé comme la gelée de pois­son » ; Clara Cal­vet avec sa bon­homie amère, et la gaîté gris-jaune de ses poèmes : « c’est le matin hors de soi / qui lance sa tresse / et aligne ses deux grains / de beauté / comme on mon­tre ses filles ». Paul Valet, présen­té dans la rubrique Intim­ité du poème, m’a tenu en éveil avec des poèmes de force, de fer­meté lucide comme Sur la terre déchirée que je voudrai appren­dre par cœur : « l’horreur se leva sur la terre déchirée / Comme un géant tran­quille / Beau­coup beau­coup de soucis / S’envolèrent ce jour-là ». Des extraits de cor­re­spon­dance de Michel Camus, comme ceux parus précédem­ment d’Antoine Emaz, me frappe l’attention frater­nelle de ces anciens envers la généra­tion qui les suit. On mécon­naît à quel point ce tra­vail de cou­ture intergénéra­tionnelle est par­tie prenante de la poésie. Loin d’être une activ­ité soli­taire, la poésie est com­mu­nau­taire, sémaphorique d’une soli­tude à une autre. Des textes libres de la rubrique À la forge du poème, je retiens surtout l’article de Régis Lefort, La pro­fondeur de l’immédiat. Il nous pro­pose de méditer sur l’inspiration en suiv­ant trois poètes : Émaz qui la définit comme l’urgence de l’immédiat, Baude­laire pour qui elle ressem­ble à la joie de l’enfance et Bachau qui lui prête la ver­tu d’un détache­ment du présent pour mieux répon­dre à des impres­sions inat­ten­dues et mou­vantes ; ain­si que Mari­na Skalo­va, Comme un ser­pent, par l’originalité de ses propo­si­tions. L’article débute en sig­nalant que les pen­sées volet­tent en nous, et dont cer­taines peut-être s’écraseront sur le pare-brise… la suite est à lire par vous-mêmes. Cinq recen­sions con­clu­ent ce numéro de la forge dont celle sur La cinquième sai­son de Viallebes­set, par Nathalie Swan et celle sur Un man­u­scrit domes­tique d’Eugénio de Sig­noribus, par François Bor­des, et Le par­chemin illus­tré d’Yves Leclair par votre servi­teur. Bonne lecture !

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Pierrick de Chermont

Pier­rick de Cher­mont est poète et dra­maturge. Il a pub­lié de nom­breux recueils de poésie, chez Club des Poètes, la Librairie-Galerie Racine et les Edi­tions de Cor­levour, ain­si qu’une pièce de théâtre chez Eclats d’en­cre. Il organ­ise tous les ans les “Présences à Fron­te­nay”, réc­i­tal de poésie et de musique con­tem­po­raine. Enfin, il est mem­bre du comité de la revue Nunc. Pho­to Yves Faivre